Chronique | Le Monde qui vient - Notes de lecture

2041 : l’Odyssée de la médecine [Par Eric besson]

Dans « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrik, sorti en 1968, « une IA nommée HAL décide de tuer l’équipage du vaisseau spatial qu’elle pilote afin d’accomplir sa mission », rappelle Jean-Emmanuel Bibault. Abondamment cité dans tous les ouvrages consacrés à l’IA (Intelligence artificielle), ce film célèbre illustre aujourd’hui la crainte de voir l’alliance des robots et de l’IA se retourner un jour contre l’espèce humaine, devenue inutile, voire gênante.

Ce n’est pourtant pas, malgré le clin d’œil marketing du titre, la thèse de ce livre «2041, Odyssée de la médecine » (Editions des Equateurs, 2023). L’auteur est conscient des risques : « L’IA peut affranchir l’homme de sa condition, mais aussi le corrompre, voire l’avilir et le soumettre ». C’est pourquoi il lui paraît crucial « de ne pas laisser la question du progrès aux seuls experts du domaine, mais d’y intégrer un réel débat politique ». Mais pour l’essentiel, le médecin qu’il est se dit « convaincu que l’intelligence artificielle bouleversera profondément la façon d’exercer notre métier et améliorera le devenir des patients. Nous sommes en passe d’inventer les machines qui nous soigneront mieux que nous sommes capables de nous soigner nous-mêmes. La machine se dressera bientôt contre la maladie, avec une implacable efficacité ». Le livre débute sur l’évolution d’un jeune étudiant en médecine qui se destine à la psychiatrie mais auquel la découverte, en cinquième année, de la cancérologie et de la radiothérapie « fait l’effet d’une conversion ». C’est ainsi que l’auteur deviendra à la fois professeur d’Université en oncologie et radiothérapie, praticien dans un grand hôpital parisien et chercheur dans le domaine de l’intelligence artificielle appliquée à la médecine. Avec un passage, en 2019, par un laboratoire de la fameuse université de Stanford, en Californie, au cœur de la Silicon Valley, où le jeune chercheur croise des véhicules autonomes (sans conducteur) testés par une filiale de Google, gare sa voiture sous l’œil vigilant et la surveillance d’un robot-gardien et achète un robot-chien (le fameux AIBO de Sony) à sa fille de 3 ans.

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Le cancérologue nous rappelle que la médecine actuelle ne peut vraiment se mettre en branle qu’à partir du moment où un symptôme apparaît, ce qui rend le dépistage précoce de la maladie très difficile. Tout comme, ne disposant que peu, ou pas, de modèles prédictifs d’évolution future de la maladie, le médecin est bien en peine de la combattre de façon appropriée. Voilà, pour l’essentiel, ce qu’est et sera l’apport de l’IA à la médecine : « des systèmes d’intelligence artificielle entraînés à partir de base de données massives détaillées » qui permettront « d’accélérer le dépistage et le diagnostic des patients, et aussi d’optimiser et de personnaliser leur traitement, afin d’augmenter les chances de guérison ». L’IA pourra être utilisée « à chacune des étapes du parcours du patient afin d’accélérer sa prise en charge et d’en optimiser les résultats. Que l’on soit cancérologue, cardiologue, dermatologue ou médecin généraliste, l’IA est avant tout un formidable accélérateur de découvertes ». Jean-Emmanuel Bibault multiplie les exemples de progrès à venir dans toutes les disciplines : « l’IA a en effet un très grand potentiel dans la reconnaissance et la localisation d’une anomalie sur l’image. Elle peut être utilisée sur l’ensemble des sites anatomiques : la tête, le thorax, l’abdomen ou le pelvis ». Citons, par exemple, l’ophtalmologie ou la cancérologie : « l’intelligence artificielle permet non seulement de détecter la présence d’un cancer sur l’examen qui vient d’être réalisé, mais prédit aussi le risque d’en développer un plus tard ». L’algorithme est donc capable « de faire ce que savent faire les humains (détecter un cancer), mais aussi capable de faire ce que ne savent pas faire les humains (prédire l’apparition d’un cancer) ».

Autre exemple : « le Deep Learning permet la détection automatique des métastases. L’exemple d’application le plus intéressant est la détection de métastases ganglionnaires dans le cancer du sein ». Sont aussi passées en revue la dermatologie, l’analyse automatisée des électrocardiogrammes, l’urologie et même …la psychiatrie. Des « chatbots », robots conversationnels, permettent déjà « d’évaluer la santé mentale d’un patient, lui apporter une information médicale, voire lui proposer une psychothérapie ». L’IA «pourrait servir à la détection et au diagnostic automatisé de syndrome dépressif et du risque suicidaire ». D’ores et déjà, « l’avènement de la chirurgie robotique » permet « au chirurgien de piloter des instruments à distance avec une vue 3D du site opératoire ». Bientôt des machines pourront opérer seules et efficacement. Mais accepterons-nous de nous faire opérer par un robot ? Tout comme accepterons-nous de monter dans une voiture sans conducteur ? Dans un avion sans pilote ?

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L’IA pourra être utilisée avant même la naissance. En permettant aux parents qui ont des difficultés à concevoir naturellement un enfant d’accéder, première étape, à « l’analyse de la quantité et de la qualité des spermatozoïdes et des ovocytes », puis, seconde étape, à « l’analyse de la qualité des embryons obtenus par fécondation in vitro ». Formidable progrès…et porte ouverte à tous les risques de l’eugénisme. Que deviendra l’humanité lorsque l’on pourra ainsi choisir le sexe, la couleur de peau, des yeux ou des cheveux de l’enfant à venir ? Pour apprivoiser la force de l’intelligence artificielle il nous faudra résoudre quantité de questions que l’auteur aborde rapidement : lutter contre les biais des applications (ainsi, par exemple, les applications en dermatologie auraient pour l’instant des difficultés à déceler une anomalie ou une lésion cutanée sur une peau noire), protéger le secret médical tout en organisant l’accès aux données sans lequel aucun développement de l’IA n’est possible etc.

La grande question, morale et politique, des années à venir sera donc celle de la régulation de l’intelligence artificielle, sujet que personne ne maîtrise réellement. Comme le suggère l’auteur, cette régulation doit répondre à « deux contraintes a priori antagonistes : protéger les patients d’IA inefficaces et ne pas freiner l’innovation ». L’idéal serait de pouvoir respecter le principe selon lequel la supervision humaine (au travers de « collèges de garantie associant médecins, paramédicaux et représentants des usagers ») doit toujours accompagner, contrôler, le développement de l’IA. Mais comme le souligne l’auteur, « la garantie humaine semble présupposer que l’humain sera toujours meilleur que l’IA et qu’il sera toujours à même de déterminer si l’IA a été efficace ». Mais que se passera-t-il bientôt puisqu’ « il semble peu probable que les humains restent encore longtemps à même de juger une IA » ? Dans beaucoup de domaines médicaux, « les résultats fournis par une IA ne seront tout simplement pas vérifiables ». Ce qui ne nous fera pas nécessairement renoncer à ses recommandations. L’historique des succès de l’IA nous incitera à lui faire confiance. L’idéal serait donc de cheminer progressivement, que les essais cliniques sécurisent les avancées de l’IA. Mais la compétition internationale se prête mal à cette sagesse et à cette lenteur relative. Dans ce domaine comme dans quantité d’autres, la rivalité américano-chinoise bat son plein. Et hors de cette rivalité, le monde entier investit dans l’intelligence artificielle. La prime au premier, la part de marché qu’il prendra, la domination qu’il établira, sont telles que les appels à la prudence risquent fort de rester lettre morte.

Le livre s’achève sur un scénario, fictif mais à portée de main : « 2031 : une semaine du dépistage au traitement d’un cancer du poumon ». Dans ce scénario heureux, Madame Langlois, 53 ans dispose d’une montre dite Apple Life. « Il est 7h40 ce lundi matin de juin 2031 lorsque Mme Langlois reçoit une notification sur sa montre : ‘’ Votre activité physique a été réduite de 10% sur le dernier mois. Votre fréquence cardiaque a augmenté de 7% et la saturation en oxygène de votre sang a diminué de 3%. Veuillez consulter votre médecin ‘’. Il lui a aussi conseillé de passer un scanner thoracique. La suite est heureuse. L’IA détecte un nodule de 15 millimètres dans son poumon droit. Mme Langlois passe une biopsie. « Le prélèvement a été préparé en laboratoire par des robots puis analysé par une IA pour déterminer la nature de la tumeur et ses caractéristiques ». On découvre que Mme Langlois a un cancer du poumon mais sans métastase car il a été détecté très tôt. Elle subit immédiatement une intervention par radiothérapie. Il aura donc fallu moins d’une semaine pour traiter la tumeur cancéreuse ! Et l’IA contribuera ensuite à la surveillance de cette patiente et à la prévention du risque de récidive.

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Dans un second scénario, intitulé « 2041, une IA remporte trois prix Nobel », GAIA est un système global, « une intelligence artificielle générale, capable de traiter un nombre infini de tâches simultanément, sans limite dans ses domaines d’application ». Elle est capable « à partir d’une prise de sang, de sueur ou de larme de prédire l’apparition d’une maladie jusqu’à cinq ans à l’avance ». Et évidemment de proposer, seule, toutes sortes de diagnostics et de traitements…

En conclusion, l’auteur s’interroge, et nous avec lui, sur l’avenir de la médecine dans ce futur contexte. Lorsque l’IA traitera, sous une forme ou sous une autre, tous les patients, « aurons-nous encore besoin de médecins ? Et si oui comment pourrons-nous les former si l’IA réalise elle-même la majorité des tâches médicales ? ». Mieux (ou pire ?) encore : « L’IA et la robotique en viendront-elles à former elles-mêmes les générations suivantes de robots et d’IA, hors de toute intervention, tout contrôle humain ? ». Lucidement, l’auteur convient que « de nombreuses questions restent sans réponse ». Ce n’est peut-être pas la fin tragique de « 2001, l’Odyssée de l’espace ». Mais les questions sans réponse de cette « Odyssée de la médecine » ont tout de même de quoi donner le vertige…

 
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