Komat Abdellatif : « L’anglais gagne plus de terrain parce que le milieu des affaires est de plus en plus anglophone »
De plus en plus d’universités marocaines proposent des programmes ou diplômes enseignés en anglais. La Faculté des sciences juridiques, sociales et économiques (FSJSE)-Aïn Chock, relevant de l’Université Hassan II de Casablanca propose, par exemple, un Bachelor en économie et en administration des affaires, enseigné entièrement en langue anglaise. Son Doyen revient sur les enjeux de cette nouvelle tendance et son impact sur l’économie nationale.
Challenge : Comment expliquez-vous le fait que l’anglais gagne de plus en plus de terrain dans le milieu des affaires au Maroc ?
Komat Abdellatif : IIl gagne plus de terrain parce que le milieu des affaires de façon générale est de plus en plus anglophone. Ainsi, plusieurs de nos entreprises sont imbriquées à l’international. Aussi, elles ont besoin d’avoir des cadres, des compétences en mesure, aussi bien de façon culturelle que linguistique, de traiter avec ce milieu économique international.
Il faut dire que le Maroc est un pays ouvert sur l’international à travers ses échanges commerciaux. Pratiquement les deux tiers de notre PIB se font à l’international, en termes d’import et d’export. Par conséquent, nous avons beaucoup de relations commerciales avec le monde dans sa globalité, sachant que dans ce même monde, on parle de plus en plus anglais. De plus, le Maroc aspire à capter l’investissement international. Vous n’êtes pas sans savoir que l’objectif pour le Royaume c’est d’aller vers plus investissements nationaux ou internationaux et pour attirer les investisseurs, nous avons besoin de traiter avec des bailleurs de fonds, des opérateurs économiques, et des multinationales dont la langue principale utilisée est l’anglais. Bien sûr, tout cela, en maintenant la langue française qui est l’ossature des relations au niveau de nos entreprises nationales et de notre tissu économique.
Challenge : Quel est selon vous aujourd’hui, l’impact économique de l’anglais sur l’économie marocaine ?
K.A : L’impact est important, parce qu’il faut dire que le Maroc a un objectif : c’est de s’intégrer davantage dans ce que l’on appelle les métiers mondiaux, plus particulièrement dans les chaînes de valeurs mondiales, par exemple dans l’automobile, l’aéronautique, et l’électronique. Ce sont des industries qui se développent de plus en plus. Aussi, si elles se développent, c’est parce que l’on attire aujourd’hui l’investissement international à travers un contexte plus favorable basé notamment sur la langue anglaise. Certes, on ne peut pas mesurer d’une manière très précise l’impact de l’anglais sur ce développement économique, mais il y a un lien. D’abord, parce que les marchés du Maroc se diversifient : on va de plus en plus vers l’Afrique de l’Est, l’Afrique du Sud, qui sont des régions anglophones, l’Asie, les États-Unis et l’Europe.
Aujourd’hui, la part des pays anglophones dans nos échanges augmente crescendo et il faut y voir un lien entre la dynamique économique que connaît le pays et, bien sûr, cette tendance à aller travailler en utilisant la langue anglaise. Et l’avenir est prometteur sur ce plan, car il y a toute une relève, toute une jeunesse qui, de plus en plus, est portée sur l’international, est imbriquée dans les connexions qui sont aujourd’hui d’ordre culturel, économique et qui vont permettre au Maroc d’avoir une position encore plus forte au niveau de la scène économique internationale.
Challenge : Que gagnerait le Royaume à bien parler anglais en termes de compétitivité économique ?
K.A : La compétitivité économique qui est une question de négociation est un volet très important. Lorsqu’il s’agit aujourd’hui de s’imbriquer dans les chaînes de valeur, c’est que l’on a besoin de négocier. On doit négocier les intrants, l’investissement, les joint-ventures et partenariats économiques, et tout cela se fait en anglais. Lorsque l’on maîtrise la langue, mais également la culture des pays qui sont nos interlocuteurs, on est en position de force. C’est dire que le fait de développer la langue anglaise va intensifier notre capacité de négociation et nous aurons des conditions plus favorables en termes d’intrants dans le tissu économique, mais également en termes d’investissements. Et tout cela est en mesure de renforcer notre compétitivité.
Challenge : Aujourd’hui, plus de 80% des transactions mondiales se font en anglais. Est-ce à dire que les opérateurs économiques marocains n’ont plus le choix : ils doivent se mettre à l’anglais ?
K.A : Absolument. Que ce soit au niveau institutionnel, d’organisations ministérielles ou autres qui traitent avec l’international et qui travaillent en anglais. Ce dont nous avons besoin davantage, c’est peut-être de descendre d’un cran, par exemple au niveau des entreprises, des associations professionnelles qui ont l’occasion d’aller voir ce qui se passe ailleurs et qui discutent avec le reste du monde. Le Forum économique mondial, par exemple, se déroule en anglais, toutes les organisations qui traitent des questions sociales ou économiques au niveau international travaillent en anglais. Bien sûr, on trouve de la traduction simultanée, on trouve d’autres langues parfois qui sont officielles, mais l’anglais reste la langue principale au niveau des instances internationales. Cela prédisposerait le Maroc tout en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas de remplacer une langue par une autre, mais d’avoir une langue supplémentaire qui devrait être plus présente au niveau de notre système éducatif et de notre système économique.
Challenge : Justement au niveau de l’enseignement supérieur dans le Royaume, quelles seraient les stratégies à mettre en place pour encourager, sinon intensifier, la pratique de l’anglais ?
K.A : La première stratégie est linguistique. Vous savez que nous rentrons à partir de septembre prochain dans une réforme. Aujourd’hui systématiquement à partir de la première année dans toutes les filières, nous avons les langues, et essentiellement la langue anglaise. Cette dernière va, pour la première fois, entrer dans le cursus d’une licence, qu’il s’agisse de l’histoire, de l’économie, ou du droit. Mais en parallèle, il y aura des matières assurées en langue anglaise, des matières de spécialités, des cursus en français et puis bien évidemment, des parcours tout à fait anglophones. D’ailleurs, nous avons commencé avec la licence en économie, une licence professionnelle en entrepreneuriat, et nous avons intégré dans ce que l’on appelle les formations d’excellence à partir de l’année prochaine, des formations en management et leadership qui seront assurées en anglais. Ce qui fait que cela va toucher toutes les spécialités, je parle des facultés de droit et d’économie, mais c’est le cas également des facultés de médecine. Il y a déjà des expériences de médecine en anglais, au niveau des écoles d’ingénierie, des écoles de commerce et de gestion. Les étudiants sont prédisposés, mais nous remarquons que les enseignants également s’y mettent. Aujourd’hui, de nouvelles générations d’enseignants sont conscientes qu’il va falloir travailler davantage avec la langue anglaise. Nous avons aujourd’hui pratiquement plusieurs dizaines de jeunes docteurs qui maîtrisent l’anglais à même de produire des soutenances de doctorat, en management, en gestion, en économie et qui prennent le dessus. Ce qui fait que la relève sera assurée en termes d’enseignement et de recherche.