L’Indo-Pacifique, nouveau centre de gravité du monde [Par Eric Besson]
Le 21ème siècle est, et sera, multipolaire. Aucune grande puissance ne sera plus en situation de dominer seule le monde. La « pax americana » est révolue. Il n’y a plus de « gendarme du monde », comme le montrent, en 2023, les guerres tragiques en Ukraine et au Proche-Orient notamment. Quant à l’ONU, l’espoir de la voir prévenir ou résoudre les conflits s’est (définitivement ?) évanoui.
Mais ce siècle est, et sera, marqué par la rivalité exacerbée entre les Etats-Unis et la Chine.
Rivalité politique d’abord, que chacune de ces très grandes puissances veut habiller d’un récit, d’un « narratif » pour reprendre une expression à la mode. Washington y voit un combat entre les démocraties et les régimes autoritaires. Pékin celui de la remise en cause par le « Sud global » de l’ordre mondial occidental. Rivalité économique, ensuite. A l’horizon 2050, la Chine ne se contentera pas d’être devenue la première économie mondiale. Elle veut être la puissance dominante. Ce qui entraîne la rivalité militaire. La première force militaire mondiale est toujours américaine. Mais la Chine se renforce ; elle est déjà devenue la première armée navale. Rivalité diplomatique, enfin. Face aux alliances dominées par les Etats-Unis, la Chine est à l’offensive et multiplie les initiatives (« routes de la soie », « collier de perles » etc) visant, par le financement d’infrastructures dans les pays émergents, à sécuriser ses échanges économiques et accroître son influence diplomatique.
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Cette rivalité croissante américano-chinoise est à l’origine d’un nouveau concept dont un petit livre très clair d’Isabelle Saint-Mézard, enseignante et chercheuse, explique la genèse (« Géopolitique de l’Indo-Pacifique » -PUF-2022). Autrefois on disait « l’Asie ». Plus récemment « l’Asie-Pacifique ». Place donc, à présent, à « l’Indo-Pacifique », notion dont la Chine s’est d’abord moquée avant, aujourd’hui, de la récuser. Comme l’explique l’auteure, l’Indo-Pacifique est d’abord « un constat géographique » qui recouvre la « zone de confluence » entre l’Océan Indien et l’Océan Pacifique. Mais c’est surtout un concept géopolitique qui acte l’importance des échanges économiques et des flux maritimes qui transitent par cette zone, et notamment par le détroit le plus important au monde, celui de Malacca, qu’abritent la Malaisie, l’Indonésie et Singapour. L’Indo-Pacifique traduit avant tout une alliance de fait face à « l’anxiété » que génère l’affirmation chinoise, notamment auprès des Etats-Unis, du Japon, de l’Australie et de l’Inde.
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Le Japon est confronté à un environnement difficile, proche de pays avec lesquels il a été en guerre (Chine, Corée du Sud) ou avec lesquels il a des conflits territoriaux non réglés (Corée du Sud, Russie et surtout Chine). Doutant parfois de la capacité des USA à l’aider à se défendre en cas de besoin, craignant le déclenchement d’une guerre sur Taïwan, le Japon veut renoncer à son pacifisme et va accroître fortement ses capacités militaires. Face au « régime autoritaire chinois », le Japon s’est mis à promouvoir une « diplomatie des valeurs » et veut préserver un espace indo-pacifique « libre et ouvert », garantissant les normes de la mondialisation libérale.
Pour sa part, l’Australie, marquée par son isolement géographique, s’est toujours sentie vulnérable et vit dans la hantise d’être « abandonnée » par les Etats-Unis auxquels la lient des accords de défense et l’Occident. Elle commerce largement avec la Chine, lui accorde même une concession d’exploitation du port de Darwin, dans le nord australien. Mais elle craint la montée en puissance de ce très grand voisin et s’alarme d’un projet d’implantation potentielle d’une base militaire chinoise sur les îles Salomon, au large du Nord-Est de son territoire.
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Depuis 2011, sous la présidence Obama, les Etats-Unis ont fait du « pivot » vers l’Asie leur axe stratégique majeur. Ils savent que là se jouent les batailles technologiques essentielles (Intelligence artificielle, 5G, semi-conducteurs etc). Ils consolident leurs alliances de sécurité (Japon, Philippines, Singapour, Corée du Sud) et s’efforcent d’améliorer leurs relations dans le sud-est asiatique (Vietnam, Indonésie etc). Ils veulent assurer la sécurité et la libre-circulation de la zone. Ils souhaitent que l’Inde, cette « grande démocratie multiculturelle » comme ils aiment la qualifier, s’implique davantage dans la stabilité et la sécurité de l’Océan Indien.
L’Inde, enfin. Géant méconnu. Auréolée de son titre historique de « plus grande démocratie du monde ». Devenue en 2022 cinquième puissance économique mondiale, malgré la faiblesse de son industrie et la grande pauvreté d’une partie de sa population. Ayant dépassé la Chine, elle est depuis 2023 le pays le plus peuplé au monde avec 1 milliard 400 millions d’habitants. Organisatrice du G20 en septembre 2023 (G20 aux résultats décevants), l’Inde, historiquement fer de lance du « non-alignement », revendique aujourd’hui son « multi-alignement » et sa solidarité avec le « Sud global ». L’Inde reste traumatisée par la partition de 1947 (naissance du Pakistan) et par sa débâcle militaire face à la Chine en 1962. Elle veille à ne rien faire de nature à provoquer la Chine avec laquelle le risque d’escarmouches sanglantes est constant, comme l’ont encore montré les combats de 2020 à la frontière du côté du Ladakh. Historiquement, l’Inde a toujours considéré que les menaces qui la guettent sont d’abord terrestres, venant du Pakistan en son Nord-Ouest et de la Chine au Nord et au Nord-Est. Mais elle craint à présent un encerclement maritime par la Chine dont elle constate la présence accrue dans l’Océan Indien et les investissements dans les ports du Pakistan, du Sri Lanka, du Bangladesh, de la Birmanie etc. Et même l’établissement d’une première base militaire chinoise en Afrique, à Djibouti.
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L’équation stratégique indienne est compliquée : elle veut tout à la fois garder de bonnes relations avec les Etats-Unis, ne susciter aucune tension avec la Chine, promouvoir le multilatéralisme. Pour l’heure, l’Inde résout plutôt bien cette équation. Toutes les puissances semblent s’accommoder de ses ambiguïtés et de son opportunisme. Dit autrement et plus simplement : personne ne veut se fâcher avec l’Inde. Tout le monde aimerait l’attirer ou la maintenir dans son jeu d’alliances. L’Inde le sait. Elle en tire habilement profit. Son premier ministre a fixé à 2047 la date à laquelle l’Inde sera pleinement développée et rayonnera. Ainsi l’Indo-Pacifique est tout à la fois un espace de coopération et un espace de compétition, sera peut-être un jour terrain de confrontation majeure. Mais en toute hypothèse, et à n’en pas douter, l’Indo-Pacifique est le nouveau centre de gravité du monde.
(*) Né au Maroc, Eric Besson est un ancien ministre français. Il fut notamment ministre de l’Industrie, de l’Energie et de l’Economie numérique sous la Présidence de Sarkozy. Coordonnateur d’un rapport «France 2025» paru en 2009, il se passionne pour la prospective et les grands enjeux de l’avenir. Eric Besson a aussi exercé de nombreuses responsabilités dans le secteur privé. Il préside aujourd’hui la filiale marocaine d’un groupe de services suisse. Il écrit cette chronique dans Challenge à titre personnel.