Le système statistique marocain est-il fiable ?
Quelle institution a raison ? Dans son rapport « Études économiques de l’OCDE : Maroc 2024 », l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) critique la qualité des enquêtes du Haut-Commissariat au Plan (HCP). Ce dernier, acteur central des statistiques nationales, s’étonne de ces critiques, affirmant respecter les normes internationales. Ce débat relance la question de la production des statistiques économiques. Le Maroc compte plusieurs entités capables de faire des prévisions, mais pourquoi des divergences importantes subsistent-elles ? Le système statistique marocain est-il réellement fiable ?
Depuis sa nomination par le Roi Mohammed VI en octobre 2003 au poste de Haut-Commissaire au Plan avec rang de ministre, Ahmed Lahlimi, Economiste et géographe formé à l’Université de Bordeaux, a modifié la perception des chiffres chez les Marocains. Ancien ministre en charge des Affaires Générales du Gouvernement, de l’Économie Sociale, des PME et de l’Artisanat dans le premier gouvernement d’alternance dirigé par Abderrahmane Youssoufi, il a entrepris une série de réformes majeures qui ont progressivement conduit à l’indépendance complète de l’institution qu’il dirige.
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Abandonnant l’approche académique qui dominait auparavant, Ahmed Lahlimi a opté pour une communication directe avec un public le plus large possible. Il a orienté sa stratégie de communication dans ce sens, multipliant les communiqués, interventions et interviews qui ont largement alimenté les rédactions. Certains affirment même qu’il a exercé une pression sur les professionnels du secteur, tandis que d’autres pointent un chevauchement des prérogatives avec les différents Premiers ministres et leurs gouvernements. Il est indéniable que l’indépendance des données rend leur politisation plus complexe, réduisant ainsi la marge de manœuvre des gouvernements.
Analyses statistiques et tensions avec le gouvernement
De l’emploi à la croissance économique en passant par des indicateurs sur le taux de pauvreté et le vieillissement de la population… Rien n’échappe aux analyses et à la prospection des hommes de Lahlimi. Cette activité débordante toute en chiffres et prévisionnels qui a le mérite d’éclairer d’un jour nouveau le secteur des statistiques, n’est pas sans révéler des contradictions par rapport aux chiffres officiels du gouvernement ayant trait notamment aux performances économiques nationales. C’est là où la démarche du Haut-Commissariat au Plan, certes une instance indépendante, entre en collision avec l’Exécutif, créant forcément un certain désordre sur fond de procès d’intention et d’arrière-pensées politiques ou politiciennes.
Conflits avec les ministres du secteur industriel
L’une de ses nombreuses controverses remonte à juin 2023. A l’époque, en raison des « divergences » dans les chiffres concernant les postes d’emploi dans le secteur industriel, un bras de fer a été observé entre le ministre de l’Industrie et du Commerce, Ryad Mezzour, et le HCP, principal acteur du système statistique national. Ce différend persistant s’est manifesté lors d’une réunion de la Commission des secteurs productifs au Parlement, qui s’est tenue mercredi 14 juin 2023. Le ministre a remis en question la crédibilité des rapports publiés par le HCP. Ainsi, il avait vivement attaqué le Haut-Commissaire au Plan, affirmant que « si le ministère avait suivi les recommandations du HCP, tous les projets de développement auraient été suspendus ». Il est même allé jusqu’à considérer les rapports du HCP comme «faux».
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Ce différend entre les deux parties n’est pas nouveau et avait atteint son apogée en 2018, sous l’ancien ministre Moulay Hafid Elalamy. À l’époque, Ahmed Lahlimi avait demandé une rencontre avec l’ancien Premier ministre, Saad Eddine El Othmani, en raison de chiffres erronés publiés par le ministère de l’Industrie et du Commerce. En 2018, le ministre Elalamy avait présenté une proposition devant le Conseil du gouvernement, indiquant que le secteur industriel avait créé 46.000 emplois nets en 2017, tandis que les chiffres du HCP indiquaient que ce nombre ne dépassait pas 7.000 emplois.
Défis face aux critiques et interventions politiques
Conscient des difficultés lorsqu’il veut convaincre les décideurs politiques, économiques et sociaux de la pertinence des informations produites par ses soins et de l’interprétation de ses indicateurs, Lahlimi a abordé la question le 29 août dernier, lors d’un point de presse organisé à l’occasion de la fin de la troisième et dernière phase du processus de formation en présentiel, et à la veille du lancement de l’opération de collecte des données auprès des ménages dans le cadre du Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) 2024.
Pour lui, l’histoire témoignera que le Roi Mohammed VI n’est jamais intervenu dans le fonctionnement de son établissement et n’a jamais imposé de méthode de travail, ni de présentation des résultats du recensement. En revanche, précise Lahlimi, les Chefs de gouvernement qui se sont succédé durant son mandat à la tête du HCP ont demandé au Roi sa révocation. Il a souligné avoir «reçu des coups bas émanant de plusieurs ministres quand il présentait des résultats négatifs sur les taux de croissance et de chômage».
Mais, cette fois-ci, c’est l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), qui a récemment rejoint le débat sur les statistiques économiques marocaines en critiquant le HCP pour l’absence de données actualisées sur la comptabilité nationale dans son rapport sur l’économie marocaine. Ces critiques ont provoqué une vive réaction de la part du HCP, l’institution marocaine responsable des statistiques, qui a défendu ses pratiques.
Dans son rapport de 161 pages publié le 11 septembre, l’OCDE a relevé plusieurs «manquements» concernant les statistiques marocaines. Le rapport souligne que le manque de données exhaustives constitue un frein à l’efficacité de l’élaboration des politiques publiques. Bien que des indicateurs de comptabilité nationale soient publiés, l’OCDE déplore leur couverture insuffisante et leur manque d’actualité. Il est également reproché l’absence d’une plateforme en ligne centralisant les données statistiques provenant des différentes institutions publiques, rendant leur accès plus complexe.
L’institution internationale a également insisté sur l’indisponibilité de certaines données cruciales pour une analyse approfondie de l’économie marocaine, notamment des données détaillées sur l’investissement et des comptes publics conformes à la méthodologie de comptabilité nationale. Le rapport regrette que certaines données, autrefois disponibles, ne soient plus produites, comme les enquêtes sur l’économie informelle, dont la dernière date de 2014.
Face à ces observations, le HCP a réagi par un communiqué défendant la qualité, la disponibilité et la précision des enquêtes nationales qu’il mène. Il a exprimé sa surprise devant ces critiques, affirmant qu’il respecte les normes internationales en matière de diffusion de données statistiques, en particulier la Norme Spéciale de Diffusion des Données (NSDD) du Fonds Monétaire International (FMI). L’institution marocaine a précisé que ses travaux sont régulièrement évalués par des institutions internationales, telles que le FMI, qui envoie chaque année des équipes d’experts au Maroc pour suivre les travaux du HCP et analyser les données fournies.
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Le HCP a également insisté sur le fait que ses travaux sont partagés et discutés avec des partenaires nationaux et internationaux, y compris l’équipe de l’OCDE lors de sa visite au HCP dans le cadre de la préparation du rapport. Concernant la disponibilité des données, l’institution marocaine a rappelé que toutes les séquences des comptes nationaux, les tableaux de synthèse, les rapports annuels, ainsi que les données régionales, sont régulièrement publiés sur son site web, avec des séries longues remontant à 1980.
Cependant, le HCP a déploré que certaines des informations contenues dans le rapport de l’OCDE ne reflètent pas ces réalités, soulignant qu’il n’a pas été pleinement consulté sur certains aspects spécifiques de ses contributions. Ces inexactitudes, selon le HCP, pourraient induire en erreur sur la nature des travaux réalisés et sur l’engagement de l’institution à fournir des données fiables. Le HCP a donc appelé l’OCDE à revoir ses conclusions et à corriger certains points afin de garantir que le rapport reflète fidèlement ses efforts pour renforcer le système statistique national.
Critiques de l’OCDE et réactions du HCP
Malgré ces critiques, le HCP a réaffirmé son engagement à poursuivre sa mission avec rigueur et transparence, tout en renforçant sa collaboration avec l’ensemble des parties prenantes, tant au niveau national qu’international.
Dans ce débat, Abdelghani Youmni, Economiste et spécialiste des politiques publiques, relativise les critiques de l’OCDE. Selon lui, le Maroc, à l’instar d’autres pays comme la Grèce, la Turquie ou l’Argentine, a déjà fait l’objet de critiques similaires de la part de l’OCDE concernant la qualité de ses données. Il rappelle que le HCP est parfois critiqué pour s’appuyer sur des données fournies par d’autres institutions publiques, ce qui peut entraîner des lacunes en matière de couverture et d’actualisation des données.
Aujourd’hui, plusieurs institutions marocaines produisent des statistiques économiques, notamment le HCP, la Direction des Études et des Prévisions Financières (DEPF) relevant du Ministère de l’Économie et des Finances, Bank Al-Maghrib, et le Centre Marocain de Conjoncture (CMC). Ces organismes disposent, à des degrés divers, des ressources humaines et techniques nécessaires pour accomplir leur mission. Toutefois, des écarts dans les prévisions ou les données peuvent parfois être observés. Selon Abdeslam Touhami, ces divergences s’expliquent principalement par les instruments de modélisation et les hypothèses de calcul propres à chaque entité. Ainsi, la fiabilité des prévisions dépend largement des paramètres sur lesquels elles sont basées.
Touhami estime que le seul moyen d’améliorer la qualité des prévisions économiques au Maroc est d’améliorer la qualité des informations de base sur lesquelles ces prévisions sont fondées. Cela nécessiterait une coordination renforcée entre les différentes institutions productrices de statistiques afin de garantir une plus grande cohérence et une meilleure actualisation des données disponibles.