Agro-Industrie

Maroc-Turquie : un duel inégal sur les marchés agroalimentaires européens ?

La concurrence croissante que rencontrent les opérateurs marocains sur les marchés européens, de la part des opérateurs turcs dans le domaine agroalimentaire, interpelle et appelle des explications.

Des opérateurs marocains ayant pris part au SIAL 2024 à Paris, ressentent de plus en plus le poids de cette forte compétition turque et s’en sont exprimés à plusieurs reprises. Abdelghani Youmni, économiste, rend compte, chiffres à l’appui, de cette réalité. Selon lui, la prévalence des opérateurs turcs sur ces marchés est indéniable et s’explique par plusieurs facteurs. En 2023, par exemple, les exportations agricoles du Maroc se sont élevées à 8,3 milliards de dollars, contre 32,6 milliards de dollars pour la Turquie, un écart considérable. La différence fondamentale réside dans la taille des terres agricoles disponibles. « La Turquie possède 32,2 millions d’hectares agricoles avec 25,85 millions irrigables, alors que le Maroc ne dispose que de 9,2 millions d’hectares, dont moins d’un million d’hectares irrigables », explique Youmni.

Cet écart structurel illustre à quel point le Maroc part avec un désavantage en termes de surface cultivable, une contrainte difficile à surmonter, surtout dans un contexte où les sécheresses sont de plus en plus fréquentes.

Un écart structurel en termes de subventions et de stratégie

Au-delà des terres agricoles, l’autre grand facteur de déséquilibre est le soutien gouvernemental accordé aux secteurs agricoles des deux pays. « Les subventions agricoles au Maroc s’élèvent à 1 milliard de dollars, soit 0,76 % du PIB, pour une contribution de 13,1 % au PIB », précise Youmni. En comparaison, la Turquie injecte 2,7 milliards de dollars dans son secteur agricole, ce qui représente une contribution de 5,4 % à son PIB. Cet appui financier considérablement plus important permet aux opérateurs turcs d’être beaucoup plus compétitifs sur les marchés internationaux, notamment en Europe, où ils bénéficient de prix plus attractifs pour des produits de qualité similaire. Ce soutien étatique massif est l’un des leviers qui ont permis à la Turquie de s’imposer comme une puissance agroalimentaire sur la scène mondiale. Cependant, ce n’est pas uniquement à travers les subventions que la Turquie gagne du terrain.

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L’économiste attire également l’attention sur une autre arme redoutable : le dumping monétaire et fiscal. « Le dumping monétaire et fiscal sont les piliers de la guerre commerciale menée par la Turquie », affirme-t-il. La dépréciation rapide de la livre turque, qui est passée de 2,10 TRY pour un dollar en 2014 à 34,1 TRY en 2024, a drastiquement réduit les coûts de production dans le pays. « Cette chute du taux de change réduit les coûts de production et du travail, donnant ainsi à la Turquie un avantage comparatif sur ses exportations », souligne Youmni. Ce mécanisme permet à la Turquie de proposer des produits à des prix défiant toute concurrence, notamment dans les secteurs des fruits, légumes, œufs et céréales.

La diplomatie culinaire, un levier encore peu exploité par le Maroc

Face à cette concurrence turque féroce, le Maroc a certes des atouts, mais il reste encore beaucoup à faire pour les valoriser pleinement. Abdelghani Youmni reconnaît que l’État marocain fait des efforts, mais il souligne que les contraintes budgétaires et naturelles limitent son action. « Les opérateurs marocains bénéficient d’appuis majeurs de la part du gouvernement, mais dans la limite de ses contraintes budgétaires et naturelles, notamment avec les sécheresses à répétition et la rareté des terres arables », explique-t-il.

Pourtant, malgré ces défis, concurrence turque ou pas, « l’agriculture marocaine est devenue incontournable en moins de 10 ans à l’échelle internationale », notamment dans des produits phares comme la tomate et les fruits rouges, où le Maroc s’est imposé comme le troisième exportateur mondial.
Pour mieux rivaliser avec la Turquie et d’autres acteurs internationaux, Youmni propose de développer un levier marocain encore largement sous-exploité : la diplomatie culinaire. « Il faudrait dynamiser la diplomatie culinaire, au potentiel infini au Maroc, et multiplier les salons et campagnes pour faire connaître les produits agricoles marocains et les produits du terroir », suggère-t-il. Ce type de diplomatie, qui pourrait être mis en place en coopération avec les représentations diplomatiques à l’étranger, le ministère du Tourisme et le Secrétariat d’État chargé du Commerce extérieur, permettrait non seulement de promouvoir les produits marocains à l’international, mais aussi de renforcer l’image du Maroc comme terre de diversité et de qualité gastronomique.

La puissance des MDD : un modèle à suivre

Un autre facteur-clé qui distingue les opérateurs turcs est l’accompagnement systématique par des Marques de distributeurs – MDD, sur les marchés étrangers. Selon Abdelghani Youmni, « les opérateurs turcs bénéficient d’un soutien des marques distributeurs, leur permettant de se focaliser sur leur cœur de métier. » Ce modèle, largement répandu en Turquie, en Italie, en France et en Espagne, permet aux producteurs de déléguer une partie de la commercialisation et de la logistique, tout en bénéficiant de la notoriété et de la distribution massive des marques.

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Au Maroc, cette stratégie en est encore à ses débuts. « La démarche marocaine reste embryonnaire, mais il est possible de créer une niche dans l’agroalimentaire », estime Youmni. Ce secteur a un potentiel énorme et pourrait, selon lui, créer « entre 400 000 et 500 000 emplois formels et directs ». Il suggère également que les grands projets de dessalement et de traitement des eaux usées, en vue de dégager des ressources hydriques pour l’irrigation et l’industrie agroalimentaire, ainsi que ceux de “Green Generation” pourraient jouer un rôle crucial dans l’expansion de ce secteur. Cependant, il insiste sur le fait que ce n’est pas au gouvernement d’inspirer le secteur privé, mais bien l’inverse : « L’Etat se concentre sur la réduction du taux de chômage et la croissance du secteur secondaire, mais les investisseurs privés doivent saisir l’opportunité de créer des Marques De Distributeurs (MDD) pour réduire les importations et excéder dans la balance commerciale. »

Vers une souveraineté alimentaire marocaine

Pour Abdelghani Youmni, les défis auxquels le Maroc est confronté dans le secteur agroalimentaire ne sont pas insurmontables. Il considère même que ces défis représentent une véritable opportunité pour le pays de mieux structurer son industrie. « La création de PME spécialisées, marocaines ou en joint-ventures, est cruciale pour l’avenir du pays », affirme-t-il. Ces entreprises pourraient non seulement répondre aux besoins croissants du marché intérieur, mais aussi s’orienter vers l’exportation, contribuant ainsi à l’équilibre de la balance commerciale.

Youmni insiste également sur l’importance de ces PME dans un contexte où la souveraineté alimentaire devient un enjeu stratégique de premier plan. « Nous faisons face à une véritable question de souveraineté alimentaire et de gestion des réserves de change », avertit-il. Selon lui, les PME spécialisées dans l’agroalimentaire, soutenues par des politiques de formation et d’investissement adaptées, pourraient jouer un rôle clé dans la sécurisation des approvisionnements alimentaires du pays et dans la réduction de la dépendance aux importations. Ce qui pousse cet expert à constater que le Maroc doit impérativement saisir ces opportunités pour se préparer à un avenir où l’agroalimentaire jouera un rôle central dans son développement économique et social.

 
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