Larbi Zagdouni: «Il n’est plus possible de supporter tout le poids du monde rural à la seule activité agricole»
La question de l’élevage, dans toutes ses composantes, est indissociable de la question agricole dont l’avenir dépend de choix stratégiques basés sur une vision globale et des solutions structurelles. C’est dans cette approche que s’inscrivent les réponses de Larbi Zagdouni, Ingénieur agronome et ruraliste, ancien Enseignant à l’IAV Hassan II, et homme de terrain.
Challenge : L’élevage est considéré comme un secteur économique stratégique, en matière de souveraineté et d’autosuffisance alimentaire (ces deux concepts ayant bien sûr une signification différente). Pourriez-vous d’abord nous donner un aperçu sur l’état des lieux des principales filières de ce secteur (bovins, ovins et caprins), et sur l’évolution récente ?
Larbi Zagdouni : TPlusieurs indicateurs attestent de l’importance stratégique de l’élevage au Maroc. Bon an, mal an, il contribue, à hauteur de 30 à 35% de la valeur ajoutée agricole. Et jusqu’à une date récente, la production nationale en viandes rouges et en lait et ses dérivés parvenait à couvrir quasiment la totalité de la demande intérieure et ce, grâce à un cheptel national de près de 31 millions de têtes, composé à 10% de bovins, à 71% d’ovins et à 19% de caprins. C’est aussi un pourvoyeur important d’emplois et de revenus au profit de pans entiers des ménages agricoles et ruraux. Comparativement à ce qu’elle était durant la décennie 1998-2007, la moyenne annuelle de l’effectif du cheptel national durant la période 2008-2020 du Plan Maroc vert (PMV) a enregistré une augmentation de 19% (23% pour les ovins 12% pour les caprins et 7% pour les bovins), dont la majeure partie provient de l’importation soutenue aussi bien par des exonérations fiscales que par des subventions directes, en particulier dans la filière bovine. Comme il a connu une amélioration qualitative du fait des actions d’amélioration génétique, d’insémination artificielle et de soutien à la filière laitière en particulier. Il en a résulté une nette augmentation de la production nationale en viandes rouges et en lait et dérivés laitiers.
Sauf que cet élan va être stoppé sous les effets conjugués des multiples à-coups que le secteur agricole dans son ensemble et celui de l’élevage en particulier subissent depuis plusieurs années. Tout d’abord, il y a lieu de rappeler que depuis 2018, le Maroc a dû subir quatre épisodes de crise qui ont, certes, alimenté la flambée des prix des viandes rouges au cours des dernières années sur le marché intérieur. Deux épisodes limités dans le temps que furent le boycott des produits de Centrale Danone en 2018 et les périodes de confinement ayant ponctué les trois années de l’état d’urgence sanitaire (2020-2023) à cause de la pandémie Covid 19. Les deux autres sévissent encore à ce jour : la crise russo-ukrainienne déclenchée le 24 février 2022 et la forte sécheresse qui frappe le pays pour la cinquième fois sur les six dernières années. Ils ont eu pour effets une forte augmentation des coûts de production, doublée d’une diminution des effectifs du cheptel national et donc de la production nationale en viandes rouges et en lait et ses dérivés. Ainsi, l’effectif de vaches laitières qui était de 1,82 million de têtes en moyenne sur la période 2015-2020, va passer à 1,72 million de têtes (soit une diminution de -100 milles têtes) en 2021 pour ne plus être que de 1,67 million de têtes (soit une diminution de -150 000 têtes) aujourd’hui. Soit le retour à un effectif similaire à celui qui existait au lendemain du lancement du PMV. Aussi, depuis 2020, la production nationale de lait enregistre une chute vertigineuse : de 2,5 milliards de litres, elle est à moins de 2 milliards aujourd’hui.
Le 30 septembre 2023, à l’occasion de son Assemblée générale ordinaire, l’Association nationale ovine et caprine (ANOC), en présence du Ministre de l’Agriculture, de la pêche maritime, du développement rural et des eaux et forêts, avait annoncé que le cheptel national comptait 31 millions de têtes dont 3,3 millions de bovins, 21,6 millions d’ovins et 6,1 millions de caprins. Au mois de mai 2024, en réponse à une question orale à la Chambre des conseillers, en rapport avec les préparatifs d’Aid Al Adha, le Ministre avait déclaré 20,3 millions de têtes d’ovins et 5,4 millions de têtes de caprins, relevant une baisse respective de -2% et -4% par rapport à la même période de l’année précédente. Ce qui dénote d’une forte décapitalisation par rapport à la situation en 2020, lors de l’achèvement du PMV. Il s’en est suivi une situation inédite où la production nationale n’est p1us en capacité de couvrir la demande intérieure de ces produits. Ce qui a amené le gouvernement à décider de recourir à l’importation de contingents d’animaux vivants, et de viandes (fraiches et congelées) et de lait en poudre pour approvisionner le marché intérieur ; décision assortie de mesures d’incitations en faveur des importateurs privés : exonération des droits de douane et de la taxe sur la valeur ajoutée, octroi de subventions et ce, dans les limites des effectifs et des quantités fixés. Avec l’espoir de restaurer les capacités productives du cheptel national et de stabiliser les prix à défaut de les faire baisser.
Pourtant, dans une interview au journal électronique « Madar 21 », il y a moins d’un mois, le Président de l’ANOC estime que la hausse des prix de la viande est due à la flambée des prix des aliments de bétail et non à une pénurie dans le cheptel national, et a confirmé que «le but du recensement du bétail, qui sera lancé dans les prochains jours sous la supervision de l’association (ANOC), est de donner au gouvernement et aux décideurs une image claire du secteur de l’élevage afin de les aider à prendre des décisions éclairées.»
Lire aussi | Elevage. Une baisse alarmante du cheptel et une production en chute libre
Challenge : Le marché des viandes rouges a été caractérisé au cours des dernières années par une hausse continue des prix. Au-delà des facteurs conjoncturels relatifs notamment à la sécheresse et à la hausse des prix des aliments de bétail, sur le marché international, quels sont les principaux facteurs structurels, explicatifs de cette hausse des prix sur le marché national ?
L.Z : Au-delà des facteurs d’ordre conjoncturel (boycott, pandémie Covid 19, crise russo-ukrainienne) qui n’ont pas manqué d’avoir des effets très préjudiciables sur le secteur de l’élevage, une analyse rétrospective des conditions et du contexte de son évolution permet d’appréhender des facteurs structurels, explicatifs de la crise profonde dont il pâtit et que les facteurs conjoncturels n’ont fait que révéler.
Pour des raisons climatiques, géographiques, humaines et culturelles, il est important de rappeler que la vocation originelle du Maroc est d’abord pastorale, au plus agro-pastorale. Or, depuis des décennies, les fondements même de cette vocation n’ont cessé d’être érodés. Les parcours collectifs, base vitale de la durabilité de l’élevage pastoral ne sont plus ce qu’ils étaient avant ; plusieurs facteurs sont à l’origine de leur dégradation. Ainsi en est-il de leur grignotage par la mise en culture dans le cadre de stratégies d’appropriation individuelle. Sous l’effet de l’extension des cultures et des plantations fruitières, le cheptel dispose de moins de parcours et de jachère. Le déclin de la vaine-pâture des chaumes céréales et autres cultures prive les éleveurs sans terres de ressources alimentaires pour leur cheptel. Durant la période de mise en œuvre du PMV, la contribution des parcours dans les disponibilités alimentaires (exprimées en Unités Fourragères) n’était plus que de 21%, contre 32% de coproduits des cultures, 24% de grains de céréales, 12% de coproduits de l’agro-industrie et de 11% de cultures fourragères. L’extension de l’irrigation privée, que le PMV a fortement impulsée, a elle aussi affecté l’élevage extensif du fait de la conversion d’une partie des terres réservées aux céréales en maraichage, arboriculture fruitière et cultures fourragères, assortie d’une réduction de l’élevage de petits ruminants au profit de l’élevage bovin laitier. A force de subventionner les aliments de bétail à travers le programme de sauvegarde du cheptel et le Fonds de développement agricole dont la création remonte à 1986, les politiques publiques ont conduit à une augmentation continue des effectifs du cheptel national et à une situation de surcharge animale, au point où les besoins alimentaires de ce cheptel sont devenus au-delà des capacités de production fourragère du pays. Au fil des années, le recours à l’importation d’aliments de bétail a fini par devenir structurel. Notons qu’entre 2010 et 2020, l’effectif des bovins a augmenté de 14%, celui des ovins de 29%, celui des caprins de 13%, soit 24% pour l’ensemble du cheptel national. En 2020, le cheptel national comptait 31,3 millions de têtes dont 3,2 millions de bovins ; 22,1 millions d’ovins et 6 millions de caprins. Alors que selon le Recensement général de l’agriculture (RGA) de 1996, ces effectifs n’étaient respectivement que de 24,8 millions; 2,4 millions ; 16,7 millions et 5,7 millions ! Le même recensement a révélé que comparativement au recensement de l’agriculture de 1974, la superficie agricole utile du pays a augmenté de 1,5 million d’hectares dont 1 million d’hectares pris sur les parcours ! Qu’en est-il depuis ? Les résultats du recensement réalisé en 2016 pour l’institution du Registre national agricole pourraient y répondre ; sauf qu’ils ne sont toujours pas publiés ! Ceci étant, il est fort à craindre que la décision de la melkisation des terres collectives situées à l’intérieur des grands périmètres d’irrigation, à l’instar des opérations entreprises au niveau des périmètres du Gharb et du Haouz, n’ait déjà eu comme effet d’amplifier le processus d’extension de la mise en culture, avec mise sous irrigation privée subventionnée, sur les parcours collectifs ! Des investigations de terrain le confirment d’ailleurs !
Challenge : Pour faire face à cette crise, le gouvernement a pris des mesures ponctuelles, à travers notamment le soutien de l’importation du bétail vivant et de la viande fraiche et congelée, en termes d’exonération des droits de douane et de la TVA. Est-ce suffisant pour remédier à la situation actuelle des viandes rouges ?
L. Z : Les importations décrétées n’ont pas permis de réaliser les objectifs visés. Pour l’instant, l’offre additionnelle importée n’a pas arrêté la flambée des prix. Elle ne pourrait permettre de l’atténuer qu’en s’inscrivant dans la durée, en optant davantage à l’importation d’animaux vivants. Le consommateur marocain étant moins enclin à consommer les viandes importées. Quant à l’objectif de restaurer puis préserver les capacités reproductives du cheptel national, sa réalisation est autrement plus hypothétique. Elle le sera tant que les prix des aliments de bétail resteront aussi prohibitifs pour les éleveurs, tant que la sécheresse persiste et tant que les prix de la viande et des animaux vivants sur le marché intérieur resteront aussi élevés comme ils le sont encore.
Lire aussi | Elevage du bétail: Un secteur en difficulté
Challenge : Quelles seraient d’après vous les solutions durables à envisager, en plus des solutions ponctuelles, certes nécessaires, mais certainement insuffisantes ?
L.Z : Les solutions durables à envisager pour le secteur d’élevage ne peuvent être dissociées de celles dont l’agriculture dans son ensemble a grandement besoin. Sous l’effet conjugué de la pression démographique et de l’augmentation conséquente de la demande alimentaire, du changement dans le mode de consommation alimentaire, de la montée en puissance des changements climatiques, et à défaut d’une nécessaire et puissante diversification des activités économiques, en adéquation avec le maintien d’une population rurale bien nombreuse, le modèle agricole qui a prévalu jusqu’à présent n’est plus soutenable. Le pays devrait procéder à un changement de cap où l’agriculture, avec ses différentes composantes et filières, devrait s’accommoder, s’aligner sur les potentialités et les capacités propres à chaque territoire du pays. En matière d’élevage, l’option d’une réhabilitation rénovée des systèmes pastoraux et agro-pastoraux devrait être sérieusement évaluée. Elle pourrait s’intégrer dans le cadre d’un modèle agricole articulé sur la promotion de pratiques agro-écologiques et adossé à un modèle alimentaire empreint de sobriété. Il va de soi qu’il s’agit là d’une œuvre de longue haleine, d’une génération, dont le déploiement requiert volonté, patience et engagement individuel et collectif autour d’un compromis, d’un consensus national. Il n’est plus possible de continuer à vouloir faire supporter tout le poids du monde rural à la seule activité agricole. Il devient vital pour le pays de soustraire les performances de son économie à la volatilité de celles de son agriculture. Les étapes déjà franchies en termes de changements structurels de son économie gagneraient à être accélérées et les rendre plus inclusives du monde rural.