Réforme fiscale: un chemin tortueux
Après s’être bien servi dans la loi de finances (LF) de l’année 2023, en termes de baisse graduelle du «taux normal» de l’IS, de 31% à 20%, le gouvernement des «business brothers» a consenti dans la LF-2025 quelques miettes, en matière d’IR, qui devraient relativement profiter à la catégorie des salariés et à une infime minorité de retraités. Pour un «gouvernement social», c’est là une difficile cohérence globale des politiques publiques où, en matière fiscale, demeure favorisé le capital, au détriment du travail.
Tout d’abord, commençons par rappeler un nouveau petit cadeau offert aux entreprises, et surtout aux grandes entreprises, dans la LF-2025, en matière d’IS : la déductibilité fiscale des amortissements des «véhicules de transport de personnes», autres que ceux exclus expressément par le Code général des impôts (CGI), notamment le cas des véhicules de transport collectif du personnel, des ambulances pour les cliniques privées ou des véhicules de transport scolaire pour les établissements d’enseignement privé. Le montant total de plafonnement desdits amortissements déductibles fiscalement passe de 300 000 DH à 400 000 DH (sur cinq ans), pour les véhicules acquis à compter du 1er janvier 2025. Cette mesure va certainement booster le marché automobile, mais sans distinction des véhicules fabriqués localement ou importés. Le montant net de la hausse de 100 000 DH représente ainsi plus de 33%. D’après la note circulaire de l’administration fiscale, cette hausse semble justifiée par la «flambée des prix des véhicules». Pourtant, ce même raisonnement ne semble guère avoir été appliqué à la «force de travail», c’est-à-dire aux salaires dont le SMIG et le SMAG devraient augmenter de 5%, respectivement dès le mois de janvier et le mois d’avril 2025. Ce taux de 5% est bien inférieur aux taux d’inflation enregistrés au cours des dernières années. Par ailleurs, compte tenu de l’utilisation extra-professionnelle fréquente des véhicules en question, acquis et immobilisés dans l’actif des entreprises, et de la faiblesse chronique et structurelle du contrôle fiscal (CF), cette disposition va certainement renforcer une source d’évasion fiscale et donc un manque à gagner fiscal assez conséquent.
Lire aussi | Fiscalité: Le «droit à l’erreur» institué
Une autre mesure tout aussi favorable en particulier au grand capital mérite aussi d’être signalée : un régime d’incitation fiscale au profit des opérations de restructuration/concentration des groupes de sociétés. Et zéro mesure, en matière d’IS, pour les TPME.
La «mesure phare», adoptée dans la LF-2025, concerne l’IR. Le «gouvernement des businessmen» a d’abord commencé par se servir, en 2023, en s’accordant une baisse du «taux normal» de l’IS, qui passe graduellement de 31% à 20%, en 2026. Ainsi, depuis l’adoption de l’IS, en 1986, remplaçant l’impôt sur les bénéfices professionnels (IBP), la baisse du «taux normal» de l’IS est de 32 points, en 40 ans (Initialement, en 1986, le taux normal de l’IS était de 52%). Dans la LF-2025, le «taux marginal» de l’IR va passer de 38% à 37%, soit une baisse de 1%. Circulez, l’équité, ce sera pour une autre fois.
Dans le discours politique officiel, le réaménagement du barème d’imposition de l’IR devrait profiter aux salariés et aux retraités. Ce qui est doublement faux. Car ledit barème s’applique aussi aux entreprises individuelles dirigées par des personnes physiques (catégorie des revenus professionnels assujettis au régime du résultat net réel ou du résultat net simplifié), voire même par des sociétés de personnes n’ayant pas opté pour l’IS. Il s’applique, en outre, aux professions libérales (…). Certes, les salariés, soumis à la retenue à la source, contribuent à pas moins de 75% des recettes fiscales provenant de l’IR. Là aussi, cette réalité est révélatrice de la défaillance chronique et structurelle du Contrôle fiscal (CF), aggravant ainsi la répartition inégale de la charge fiscale.
Lire aussi | Lekjaa défend le caractère « technique » des contrôles fiscaux, dont les recettes ont augmenté de 26%
Le barème dit progressif, dont le dernier date de 2010, a enfin été révisé/réaménagé. Il était temps pour cette actualisation qualifiée politiquement de «réforme». La première tranche du barème relative au revenu net exonéré a été relevée de 30 000 DH à 40 000 DH, ce qui correspond à un net mensuel de 3 333,33 DH, proche du SMIG mensuel. Le taux marginal passe de 38% à 37%. Soit une baisse d’1 point en 15 ans. A comparer avec l’IS (baisse de 11 points en 3 ans et 32 points en 40 ans) et avec la taxation des dividendes (réduction du taux d’imposition de la retenue à la source (RAS) sur les produits d’actions, parts sociales et revenus assimilés, de 15% à 10%, soit une baisse de 5 points).
Le réaménagement a été opéré à l’intérieur des tranches du barème antérieur sans modifier l’ensemble du périmètre (0 à 180 000 DH). Ce sont donc les tranches moyennes qui vont continuer à supporter le plus d’impôt, alors que les tranches supérieures à 180 000 DH vont être les principales bénéficiaires de la baisse. La déduction sur impôt au titre des charges de famille passe de 360 à 500 DH par personne à charge et par an, soit 1,36 DH par jour, presque le prix d’une baguette ou pain rond de farine de blé tendre. D’où un relèvement du plafond annuel global de 2 160 DH à 3 000 DH. Avec les dernières prévisions résultant du recensement général de la population, en termes de baisse démographique et de vieillissement de la population, l’impact de cette mesure sera finalement insignifiant.
Le montant des bons représentant les frais de nourriture au profit des salariés passe de 30 DH à 40 DH. Petit réajustement/actualisation découlant des récents taux d’inflation dont la morsure a été si profonde dans les petites bourses. Mais, là aussi, à comparer avec les montants des factures de restaurants versés dans la comptabilité des entreprises pour «frais de mission et réception des clients et fournisseurs», même si ces factures sont datées de la veille du réveillon ou pendant les vacances d’été.
Passons aux «vieux qui pourtant méritent beaucoup mieux». L’exonération des pensions de retraite et des rentes viagères devra se faire en deux tranches, en 2025 et en 2026, avec suppression de la déclaration de cumul pour les personnes disposant de plusieurs retraites ou rentes viagères exonérées. Une mesure «taillée sur mesure» et qui, de toute évidence, va profiter à une infime minorité des retraités fortunés et privilégiés. C’est par exemple le cas des anciens et futurs parlementaires qui disposent de plusieurs retraites. Au moment où plus de 80% des personnes âgées ne disposent d’aucune pension ou revenu quelconque. Dans les 20% disposant d’une pension de retraite, plus de 80% des retraités ne sont pas concernés, car disposant d’une pension dont le montant net est inférieur au seuil d’imposition (3 333,33/mois). Ainsi, in fine, moins de 4% des personnes âgées vont bénéficier de cette exonération, avec une exclusion quasi-totale et automatique des retraités du secteur privé.
Lire aussi | Amnistie fiscale: 127 milliards de dirhams déclarés
Une autre mesure qui va à contresens de la loi cadre portant réforme fiscale, mérite d’être soulignée. Il s’agit du taux d’imposition libératoire de 20% des revenus fonciers, avec donc une dispense de cumul et de déclaration annuelle globale des revenus. C’est là une régression par rapport aux principes fondamentaux de l’IR que sont l’annualité, la globalité et la progressivité.
Par contre, pour élargir le champ d’application de l’IR, une mesure fiscale importante a été introduite par la LF-2025. L’objectif est d’intégrer toutes sortes de revenus, sans aucune exception, dans le champ d’application qui était limité à cinq catégories de revenus expressément énumérés. Ainsi, sont concernés par cette extension flexible : les revenus évalués dans le cadre de la procédure de l’examen de l’ensemble de la situation fiscale des personnes physiques (EESFPP), et dont la source n’a pas été justifiée ; c’est aussi le cas des gains des jeux de hasard de source étrangère réalisés en ligne, quelle que soit leur forme ; les revenus et gains provenant des opérations lucratives et ne relevant pas des autres catégories de revenus. A noter que les établissements bancaires et organismes assimilés, ou toute autre personne intervenant dans le paiement des gains de jeux de source étrangère, doivent dorénavant effectuer la retenue à la source sur les versements effectués. Pour les gains de jeux de hasard de source marocaine, est prévue une contribution sociale de solidarité à la charge des établissements de jeux de hasard. Ces derniers doivent effectuer un versement au taux de 2%, sur la base du même montant du bénéfice fiscal imposable en matière d’IS et d’IR (RNR et RNS).
En matière de TVA, ont été supprimées du champ d’application les prestations fournies à distance à un client résident à titre occasionnel au Maroc, puisque le client paierait la TVA sur la transaction concernée dans son pays de résidence habituelle. Mesure assez discutable et nécessitant la mise en place d’un système d’échange d’informations, à prévoir dans les conventions fiscales bilatérales. Car, en principe, la TVA est due dans l’Etat où la prestation a été livrée et consommée, même dans le cas d’un court séjour touristique, à moins d’une exonération explicite par la loi fiscale. C’est dire que le commerce électronique a créé une sorte de «brouillard fiscal» qui pourrait être dissipé par une application saine et intelligente des règles universelles de la TVA.
Toujours en matière de TVA, une mesure favorable au secteur privé d’enseignement a prévu l’exonération des biens d’équipement destinés à l’enseignement privé ou à la formation professionnelle, acquis par les sociétés foncières ou les organismes de placement collectif immobilier (OPCI). De même, les levures sèches seront dorénavant taxables au taux de 20%, une manière indirecte de taxer le pain, actuellement exonéré sans droit à déduction.
Lire aussi | Casablanca Finance City: La DGI clarifie le régime fiscal des salariés
Une autre mesure, en matière de TVA, mérite des observations. Il s’agit de l’exonération sans droit à déduction (ESDD) de la viande fraiche ou congelée assaisonnée. Auparavant, l’ESDD ne concernait que les viandes fraiches ou congelées sans assaisonnement. Cette exonération a même été étendue, mais temporairement, aux importations de certains animaux vivants et produits agricoles. Il s’agit des espèces bovines, ovines, caprines et des camélidés ; des velles (femelles des veaux) reproductrices et des génisses, des viandes des animaux d’espèces bovines, ovines et caprines, fraiches réfrigérées ou congelées ; le riz cargo importé par les industriels du secteur ; et les huiles d’olive de qualité vierge et extra vierge. A ce niveau, il y a lieu de s’interroger légitimement sur les résultats réels du Plan Maroc vert et du Green Generation. Pour se nourrir, le Maroc a de plus en plus tendance à importer des produits alimentaires stratégiques.
Et la FIFA est passée par là ! En effet, la LF-2025 prévoit un régime d’incitation fiscale en faveur des représentations de la FIFA au Maroc et des organismes qui lui sont affiliés.
L’autre mesure très positive adoptée, en matière de contrôle fiscal, concerne l’encadrement de la procédure de l’accord à l’amiable entre l’administration fiscale et le contribuable, avec une distinction entre les questions de fait, négociables, et les questions de droit, non négociables. La nouvelle mesure précise que l’accord doit être accompagné d’une lettre de désistement du contribuable de tout recours. C’est là un renforcement de la traçabilité dans une zone bien connue comme étant à risques, en matière d’éthique.
Priorités et objectifs fondamentaux prévus dans la loi cadre (PLC) portant réforme fiscale
Idée phare : mettre en place une politique fiscale juste, équitable, cohérente, efficace et transparente.
5 priorités de l’Etat en matière de politique fiscale :
1. Incitation à l’investissement productif, créateur de valeur ajoutée et d’emploi de qualité ;
2. Réduction des inégalités en vue de renforcer la justice et la cohésion sociales ;
3. Développement territorial et consolidation de la justice spatiale ;
4. Renforcement de l’efficacité et de l’efficience de l’administration fiscale et consolidation de la confiance partagée avec les usagers ;
5. Ouverture sur les bonnes pratiques internationales dans le domaine fiscal.
14 objectifs fondamentaux
1. Renforcement de la contribution de la fiscalité de l’Etat et des CT dans le financement des politiques de développement économique et social ;
2. Baisse de la pression fiscale corrélée à l’élargissement de l’assiette ;
3. Consécration du principe de la neutralité fiscale en matière de TVA ;
4. Convergence des dispositions fiscales avec les règles de droit et les règles comptables en vigueur ;
5. Convergence des régimes préférentiels avec les normes et standards internationaux et les bonnes pratiques en matière fiscale ;
6. Incitation des entreprises en vue de consolider leur compétitivité aux niveaux national et international
7. Mobilisation de l’épargne et son orientation vers les secteurs productifs ;
8. Mise en œuvre progressive du principe d’imposition du revenu global des personnes physiques ;
9. Rationalisation des incitations fiscales en fonction de leur impact socio-économique et au regard des priorités sus-indiquées de la politique fiscale;
10. Simplification et rationalisation des taxes des CT ;
11. Convergence des règles de la fiscalité des CT et leur harmonisation avec les règles régissant la fiscalité de l’Etat, et regroupement des taxes portant sur les activités économiques et celles portant sur le patrimoine immobilier ;
12. Simplification et adaptation du régime fiscal applicable aux activités de proximité génératrices de revenus modestes ;
13. Intégration du secteur informel dans l’économie structurée ;
14. Renforcement des dispositifs de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales.
Les 10 mesures prioritaires prévues dans la loi cadre portant réforme fiscale pour les années 2022 à 2027
1. Consécration du principe de la neutralité fiscale en matière de TVA, sous réserve de maintien de l’exonération des produits de base, à travers l’élargissement du champ d’application de cette taxe, la réduction du nombre de taux et la généralisation du droit au remboursement ;
2. Convergence progressive vers un taux unifié en matière d’IS ;
3. Convergence des taux prévus par les régimes préférentiels (…) vers un taux unifié ;
4. Amélioration de la contribution, en matière d’IS, des EEP et des sociétés, exerçant des activités régulées ou en situation de monopole ou d’oligopole ;
5. Baisse progressive des taux de la cotisation minimale ;
6. Mise en place des incitations favorisant le développement des entreprises innovantes, notamment les startups (…), les structures de soutien, dites incubateurs et accélérateurs (…) et les entreprises ayant pour objet le regroupement des auto-entrepreneurs (…) ;
7. Réaménagement du barème progressif des taux de l’IR, avec élargissement de l’assiette de cet impôt ;
8. Adaptation et amélioration du régime de la contribution professionnelle unique (…) ;
9. Mise en conformité avec les règles de bonne gouvernance en matière de fiscalité internationale (…) ;
10. Garantie des droits des contribuables et de ceux de l’administration.
Autres mesures prévues par la loi cadre portant réforme fiscale
1. Ediction de mesures fiscales adaptées au développement du secteur culturel, à la promotion de l’économie sociale, et à la protection de l’environnement (Taxe carbone) ;
2. Limitation des avantages fiscaux. Obligation d’étude préalable de toute nouvelle mesure d’incitation fiscale, avec préférence à l’appui budgétaire direct. Obligation d’évaluation régulière de l’impact socio-économique des incitations octroyées, en vue de les maintenir, les réviser ou les supprimer.
3. Refonte de la fiscalité des CT et harmonisation avec les impôts d’Etat ;
4. Mise en place d’un mode de gouvernance fiscale approprié aux CT ;
5. Contribution à l’intégration des activités informelles, par la mise en place d’un régime fiscal simplifié et accessible et la mise en œuvre d’un programme national de sensibilisation et d’accompagnement en étroite concertation avec toutes les parties concernées ;
6. Lutte efficace contre la fraude, l’évasion fiscale, et l’abus de droit ;
7. Rationalisation et simplification de la parafiscalité et autres droits et taxes prévus par les textes législatifs ou réglementaires perçus pour le compte de l’Etat ;
8. Encadrement du pouvoir d’appréciation de l’administration fiscale ;
9. Instauration d’un système partagé de preuve dans l’établissement de l’impôt ;
10. Qualité de service au contribuable ; poursuite du processus de modernisation et de digitalisation des services de l’administration fiscale ; renforcement du professionnalisme et des capacités des ressources humaines ; développement des relations inter administratives de coopération et d’échange d’informations ;
11. Consolidation de la relation de confiance entre l’administration et les contribuables par la clarification des textes fiscaux, la valorisation des instances de recours fiscal et la garantie de leur indépendance ;
12. Renforcement de l’assistance et du conseil aux contribuables ;
13. Amélioration de la communication et de l’information ;
14. Evaluation systématique de l’action de l’administration fiscale dans sa relation avec le contribuable ;
15. Intégration des valeurs de civisme fiscal dans le système d’éducation et de formation ;
16. Evaluation périodique de l’impact socio-économique direct et indirect des mesures fiscales, en particulier les mesures dérogatoires (…), et préservation de l’équilibre des finances publiques ;
17. Mise en place d’un Observatoire de la fiscalité.