Bitcoin : Comment les États-Unis préparent leur révolution monétaire
À l’heure où Donald Trump étudie l’option de créer une « réserve stratégique » de bitcoins, Challenge décortique les enjeux de cette trajectoire qui risque de remodeler l’architecture financière mondiale.
Avec une capitalisation dépassant les 800 milliards de dollars en janvier 2025 et un rôle croissant dans les portefeuilles institutionnels, le Bitcoin ne peut plus être réduit à une simple expérience monétaire ou à un instrument spéculatif. Aux États-Unis, où Wall Street dicte la tendance financière mondiale, la reconnaissance progressive du Bitcoin par les grandes institutions révèle une stratégie bien plus vaste qu’un simple engouement technologique.
De BlackRock à Fidelity, en passant par l’approbation des premiers ETF Bitcoin au comptant par la SEC, la finance américaine a su intégrer cet actif dans son écosystème, transformant une menace potentielle en une opportunité stratégique. Au-delà des discours sur la décentralisation et la souveraineté monétaire, le Bitcoin est devenu un outil d’influence pour les États-Unis. Plus précisément, sous l’administration Trump, cette technologie pose les bases, selon plusieurs experts, d’une nouvelle matrice financière. Loin d’être un élément perturbateur incontrôlable, le Bitcoin s’inscrit désormais dans la vision financière américaine, mêlant innovation et suprématie économique.
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C’est au travers de son projet de loi, le BITCOIN Act of 2024, qu’on peut bien appréhender toute cette nouvelle architecture financière en gestation. En effet, le BITCOIN Act of 2024 (Boosting Innovation, Technology, and Competitiveness through Optimized Investment Nationwide Act of 2024) est un projet de loi introduit par la sénatrice américaine Cynthia Lummis en juillet 2024. Ce texte propose la création d’une réserve stratégique de Bitcoin par le gouvernement des États-Unis. L’objectif est d’acquérir jusqu’à 1 million de bitcoins sur une période de cinq ans, ces actifs devant être conservés pendant au moins 20 ans.
Le financement de ce programme serait assuré par les premiers 6 milliards de dollars des bénéfices nets remis par les banques de la Réserve fédérale au Trésor entre 2025 et 2029. Cette initiative vise à diversifier les réserves fédérales, à protéger contre l’inflation et à renforcer la souveraineté numérique des États-Unis.
« Les actifs numériques représentent l’avenir, et si les États-Unis souhaitent rester des leaders mondiaux en matière d’innovation financière, le Congrès doit adopter d’urgence une législation bipartisane établissant un cadre juridique complet pour les actifs numériques, tout en renforçant le dollar américain grâce à une réserve stratégique en Bitcoin », expliquait la sénatrice dans sa note présentant le projet.
Le joker des USA
Depuis un certain moment, la Russie et certains pays ont entamé des réflexions stratégiques sur l’alternative au dollar américain. Dans les faits, au travers du BRICS, ces pays ont lancé la Nouvelle Banque de Développement (NDB) et la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (AIIB). L’enjeu est le même : diminuer la dépendance des pays en développement au dollar américain.
Ces institutions financières jouent un rôle clé en soutenant des projets qui favorisent l’utilisation des monnaies locales dans les transactions internationales.
« Aujourd’hui, on est dans un schéma qui vise à casser l’ordre économique international », alerte l’économiste Mehdi Fakkir. « L’objectif est de rompre avec les accords de Bretton Woods ».
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Dans les détails, cette impopularité contemporaine du dollar s’explique par différentes raisons. Il faut chercher les premières causes dans l’érosion du pouvoir d’achat du dollar : depuis 1913, il a perdu 99 % de sa valeur, un déclin qui s’est accéléré avec la politique monétaire actuelle des États-Unis. La Réserve fédérale envisage de réduire les taux d’intérêt trois fois par an, ce qui risque d’exacerber l’inflation et de diminuer la confiance dans le dollar.
En outre, les sanctions économiques imposées par les États-Unis ont isolé le pays de plusieurs de ses alliés traditionnels. Ces mesures ont poussé les nations affectées à rechercher des alternatives pour leurs transactions internationales, diminuant ainsi la prédominance mondiale du dollar. Les partenaires commerciaux de ces nations sanctionnées adoptent également d’autres monnaies pour éviter les complications liées au dollar.
Dans cette architecture financière en recomposition, les USA, champions de l’innovation, ont fait du Bitcoin leur joker, sachant que le Bitcoin s’est présenté comme une alternative optimale au grand ordre financier mondial.
« Dans la compétition technologique mondiale de ce 21e siècle, il y a un nouveau principe qui commence à s’imposer : à chaque fois qu’il y a une nouvelle course, c’est un nouveau terrain technologique à explorer (IA, robotique, quantique, métavers…), il faut s’y inscrire, courir fort et vite, et gagner la course. Peu importe si la technologie en question vous est utile ou pas, car si elle l’est pour votre concurrent, ce dernier saura l’utiliser contre vous et vous serez perdant. Ce modèle n’est pas forcément idéal car il incite à une surutilisation technologique, et donc énergétique, et nécessite d’investir massivement en permanence tout en léguant la question des usages et de l’impact de ces technologies au deuxième plan.
C’est un peu l’histoire des USA avec les cryptomonnaies. Pendant longtemps, ces nouvelles formes de monnaie ont été mal perçues par les banques centrales parce que leur utilisation échappait à leur régulation. Pour les USA en particulier, ils y voyaient une menace à l’hégémonie de l’indétrônable dollar américain. Mais force est de constater que les cryptomonnaies ont des usages pertinents pour de nombreux acteurs dans plusieurs coins du monde et permettent de répondre à des problématiques légitimes.
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Les transactions permises par ces monnaies ont permis, par exemple, de favoriser l’accès aux services financiers à des populations jusque-là exclues des circuits classiques et de réduire les coûts des transferts de fonds transfrontaliers. Lucides sur ces constats, plusieurs banques centrales ont lancé des projets de monnaies digitales (les Central Bank Digital Currencies) pour reprendre la main sur ces nouveaux actifs.
Car si ces innovations posent de nouveaux défis de sécurité et de traçabilité aux régulateurs, ce n’est pas en les ignorant ni en les interdisant que ces défis seront levés. En particulier, pour les nations qui souhaitent dominer la course technologique mondiale comme les USA, la stratégie vis-à-vis des cryptomonnaies ne peut que miser sur l’acceptation, l’intégration et la normalisation. », Hicham Kasraoui, Senior Consultant Africa & International Development chez BearingPoint.
Les risques d’une telle stratégie
Dans le cas du Bitcoin, la question de la croyance à la valeur se pose. Ces cryptomonnaies sont-elles des monnaies ? À l’heure actuelle, non. En effet, aucune cryptomonnaie ne peut être aujourd’hui considérée comme un intermédiaire des échanges universellement accepté.
« Je vois mal la Banque centrale américaine prendre une décision aussi risquée à propos d’un actif au cours si volatil », prévient l’économiste Mehdi Fakkir. Lancé en 2008, le Bitcoin reste un actif extrêmement imprévisible, dont la valeur peut fluctuer de manière drastique en l’espace de quelques heures. « Miser sur une appréciation continue à long terme pourrait donc s’avérer être une stratégie risquée », soutient l’économiste.
À cela s’ajoute l’équation des cyberattaques, un risque bien connu dans l’univers des portefeuilles cryptographiques. Les sceptiques pointent du doigt la sécurité relative des actifs numériques, soulignant que même des institutions bien protégées peuvent devenir les cibles de pirates informatiques.
Cependant, cette technologie, comme l’IA, semble être le nouveau dada des grandes puissances. « En ma qualité de Vice-Président de l’Observatoire Marocain de la Souveraineté Numérique, je crois que cette analyse est particulièrement révélatrice des forces géopolitiques à l’œuvre pour le Bitcoin et, plus largement, pour les actifs numériques. Ce qui devait être un moyen d’émancipation financière et de décentralisation a progressivement été intégré dans les rouages de la finance traditionnelle, avec le soutien des États-Unis. Cela soulève des questions fondamentales pour les nations émergentes, le Maroc en particulier, en ce qui concerne la souveraineté numérique et financière.
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Le Bitcoin est bien plus qu’une classe d’actifs spéculatifs. C’est un levier de pouvoir pour influencer les économies des grands centres financiers. L’implication d’acteurs institutionnels américains tels que BlackRock et Fidelity illustre bien cette capture stratégique. Le Bitcoin n’est plus une alternative, mais une partie du système qu’il prétendait défier. Pour les pays qui recherchent une indépendance numérique, cette tendance soulève la nécessité de réfléchir plus profondément aux mondes des actifs crypto et à leurs réglementations. Devons-nous suivre ce courant ou devons-nous nous organiser pour survivre dans cet écosystème tout en nous assurant de garder la souveraineté sur nos finances ? Contrôler les infrastructures, en particulier les plateformes d’extraction et d’échange, est un enjeu crucial si nous voulons éviter une dépendance totale aux acteurs dominants », Amine El Rhayour, vice-président de l’OMSN.