Dossier

Agriculture: Une refiscalisation plus formelle que réelle

Refiscalisée en 2014, au niveau des bénéfices et des revenus agricoles, l’agriculture demeure, de droit et de fait, exonérée, compte tenu du seuil d’imposition légalement fixé à un chiffre d’affaires (CA) annuel égal ou supérieur à 5 MDH, et du déficit structurel que connait le système de contrôle fiscal. Une situation qui porte atteinte et fait lourdement obstacle à l’équité fiscale.

Plus de 10 ans après le retour de l’impôt sur les bénéfices et les revenus agricoles des grandes exploitations agricoles dont le CA annuel est supérieur ou égal à 5 MDH, il aurait été très souhaitable de disposer d’une évaluation décennale (2014-2024) pour pouvoir mieux connaitre les réalisations effectives, les résultats atteints et les difficultés rencontrées par cette refiscalisation partielle et progressive, certes difficile et complexe. 

Commençons par un petit exercice de mémoire. Fin du 19ème siècle, les tentatives de mise en place du Tertib (impôt agricole) vont échouer. N’ayant pas de soubassement religieux, les Oulémas s’y sont opposés. Ce n’est qu’en 1915, c’est-à-dire au lendemain de la mise en place du «Protectorat», modèle colonial plus soft, que le Tertib va finalement être mis en place. A cette époque, l’économie marocaine était principalement agraire, malgré l’existence d’une industrie embryonnaire, particulièrement dans la ville de Fès (surtout cuir et textile). D’où le choix du Tertib, comme nouvelle source locale de financement de l’Etat central ou Etat-makhzen. Néanmoins, cet impôt n’avait pas exclusivement un objectif financier. C’était aussi un moyen qui devait permettre, comme l’indique d’ailleurs le mot, de recenser, d’inventorier et de mieux connaitre et pénétrer les différentes régions où vivaient des populations plus ou moins insoumises. D’où le terme de «pacification», usité officiellement à cette époque. En effet, l’occupation coloniale «pacifique» devait se baser sur la connaissance du terrain grâce à la collecte des informations clés pouvant éventuellement servir l’armée coloniale pour mieux rationaliser et ajuster le recours à la violence militaire. Le Tertib avait donc plusieurs fonctions, outre celle de l’impôt, comme manifestation de la présence du pouvoir central sur l’ensemble du territoire. Les tribus dites Siba y étaient d’ailleurs opposées, tout en reconnaissant la dimension spirituelle du Sultan. Pour le financement des charges publiques appelées à croitre, d’autres taxes seront mise en place. D’abord les droits d’enregistrement et du timbre, liés étroitement au processus d’immatriculation des terres et à la multiplication des contrats, ensuite les taxes sur la consommation dont la taxe sur le sucre rapportait presque 25% des recettes fiscales au cours des années 1920 (Voir notamment la thèse de doctorat de feu Thami El Khyari, «L’agriculture au Maroc»).

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Durant presque un demi-siècle de «Protectorat», le Maroc va connaitre un processus d’industrialisation principalement dans les grandes villes du littoral, et en premier lieu Casablanca, processus tourné principalement vers l’extérieur pour répondre essentiellement aux besoins de la «métropole». Ce n’est qu’après l’indépendance que des tentatives d’une industrialisation nationale articulée à l’économie locale, vont être relativement entamées, avant d’évoluer éclectiquement depuis les années 1980, sous l’effet des programmes dits d’ajustement structurel. Et c’est en 1984, qu’une décision royale de feu Hassan II a été prise pour l’exonération des bénéfices et revenus agricoles, sous l’effet de plusieurs années de sécheresse qui, en fait, ont été beaucoup plus un facteur d’aggravation d’une économie structurellement en crise. Auparavant, depuis les années 1960, priorité a été donnée à la construction des barrages, avec, en plus de la constitution de réserves d’«eau du ciel», pour objectif principal, le renforcement de l’assise terrienne et hydrique des grands propriétaires fonciers qui forment une structure sociale indispensable à la stabilité de l’ensemble du système politique en place. Cette classe sociale va donc bénéficier d’aides directes (subventions publiques) et indirectes (exonérations fiscales et dépenses publiques afférentes aux grands ouvrages hydrauliques). L’exonération fiscale va partiellement prendre fin, suite au discours du Souverain Mohammed VI, le 30 juillet 2013. La loi de finances (LF) de l’année 2014 va donc entamer une refiscalisation progressive et partielle, avec une phase transitoire qui a pris fin en 2019.

Depuis 2020, le périmètre des revenus et bénéfices agricoles, défini initialement de manière assez restrictive par l’article 46 du Code général des impôts, a connu quelques modifications, en particulier pour le segment relatif à l’élevage. Cette restriction apparait d’abord dans le fait que de nombreuses activités agricoles, au sens scientifique et comptable, ne sont pas agricoles au sens fiscal, autonomie du droit fiscal oblige. C’est le cas des cultures non destinées à l’alimentation humaine et/ou animale. A titre d’exemples, il est possible de citer la floriculture et les cultures de canne à sucre ou de betterave à sucre destinées à la fabrication des biocarburants. Par ailleurs, l’élevage, initialement limité à quatre espèces animales : bovins, ovins, caprins et camelins, a été étendu, d’abord en 2021, aux équins, au sens large, aussi bien aux chevaux de race qu’aux ânes et autres cousins lointains, et aux volailles, et ensuite, en 2023, aux abeilles (apiculture). Escargots, lapins, cochons et autres espèces animales demeurent exclus, selon une «discrimination fiscale» que seul le géni d’un Kafka pourrait comprendre. 

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Quelques éléments peuvent éclairer l’assiette de la fiscalité agricole mise en place en 2014. La superficie agricole utile (SAU) est d’environ 9 millions d’ha, avec 1,5 million d’exploitations agricoles dont à peine 11 000 unités d’une superficie supérieure à 50 ha et 3 131 unités, avec plus de 100 ha. La propriété privée melk est prédominante, avec 76% de la SAU. Les «terres collectives», qui  représentaient 17,70%, en 2014, sont appelées à disparaitre progressivement avec le chantier actuellement lancé, relatif à la «melkisation» de ces terres. 50% des exploitations ont une superficie inférieure à 3 ha, et 70% avec moins de 5 ha. C’est dire le morcellement excessif des terres agricoles. 56% de la SAU totale est affectée aux cultures de céréales, dont le potentiel fiscal est quasi nul, avec une moyenne annuelle de 16% en jachère.

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L’arboriculture et les plantations fruitières, dont le potentiel fiscal est élevé, représentent 15% de la SAU totale. C’est aussi le cas du maraichage qui représente 3% de la SAU totale. La mécanisation demeure généralement faible, avec une concentration dans les grandes exploitations agricoles qui sont les premières à bénéficier des subventions accordées par le Fonds de développement agricole (FDA). A titre d’exemple, 72% des tracteurs sont concentrés dans les exploitations de plus de 20 ha. Le seuil d’imposition, fixé dès le départ, en 2014, est le CA annuel de 5 MDH. D’après les statistiques disponibles et accessibles à la veille de la refiscalisation en 2014, sur les 1,5 million d’exploitations agricoles, à peine 0,15% réalisent un CA annuel supérieur à 5 MDH. Néanmoins, ces 0,15% équivalent à plus de 30% du CA global du secteur agricole. Est-ce finalement une refiscalisation agricole symbolique ? Quelle est la contribution fiscale de ces 0,15% ? Impossible de le savoir, compte tenu de l’indisponibilité d’une information pertinente et fiable. Les statistiques publiées sur les recettes fiscales ne sont guère ventilées et détaillées, notamment par secteur économique. 

Néanmoins, une estimation indirecte et approximative est possible. Ces 0,15% auraient réalisé, en 2013, d’après le ministère de l’Agriculture, 30% du chiffre d’affaires global du secteur agricole. Compte tenu du mode d’irrigation au niveau des grandes exploitations agricoles, celles-ci ne dépendent pas des aléas climatiques et pluviométriques, et donc sont faiblement influencées par la sécheresse. Au niveau national, le taux moyen de pression fiscale étant autour de 20%, la part du PIB agricole étant en moyenne de 12% par rapport au PIB total, la contribution fiscale des grandes exploitations agricoles devrait être de : 146 MMDH (PIB de l’année 2023, selon le HCP) x 30% x 20% = 8,76 MMDH, soit 7,30% du total des recettes fiscales nettes réalisées en matière d’IS et d’IR, et plus du double du montant des dépenses du FDA, prévues dans la LF-2025 (4,2 MMDH). Donc, de quoi assurer, tout au moins, le financement de ce Fonds, sans recourir à d’autres sources de financement moins durables. En retenant uniquement les recettes IS et IR professionnel (RNR), le potentiel fiscal des grandes exploitations agricoles peut être estimé au minimum à 2,2 MMDH. 

Traitement des exploitations agricoles en matière de TVA
En matière de TVA, les activités agricoles sont hors champ d’application. Ainsi, les exploitations agricoles ne sont pas redevables de la TVA, au titre du CA réalisé dans le cadre de leurs activités agricoles et des activités qui en constituent le prolongement naturel. Cependant, les agriculteurs exportateurs peuvent opter pour la TVA, en tant qu’exportateurs, pour pouvoir bénéficier du remboursement de la TVA ayant grevé les divers intrants et au titre du CA réalisé à l’export. Comparativement, en Union Européenne, principal partenaire du Maroc, les exploitations agricoles font partie du champ d’application de la TVA et bénéficient de mécanismes de remboursement des crédits TVA. Le remboursement de la TVA au Maroc, au profit des agriculteurs exportateurs et au titre du CA à l’export, permet d’éviter une situation potentiellement anticoncurrentielle et dommageable pour les produits agricoles d’origine marocaine.

Fiscalité agricole : modalités d’imposition
Compte tenu du seuil d’imposition de 5 MDH, aussi bien les personnes physiques (PP) que les personnes morales (PM), assujetties respectivement à l’IR et à l’IS, doivent tenir une comptabilité conforme au plan comptable agricole (PCA). Pour les PP, l’exercice comptable correspond obligatoirement à l’année civile. Pour les PM, l’exercice comptable peut être différent de l’année civile et donc être «à cheval». Le résultat fiscal (RF) de chaque exercice est déterminé d’après l’excédent des produits sur les charges de l’exercice, à l’instar des entreprises relevant des autres secteurs économiques, tout en tenant comptes des spécificités comptables précisées dans le PCA. Une fois le RF déterminé, le taux d’imposition est appliqué. Pour les PP imposables, c’est le barème progressif d’imposition qui s’applique. Pour les PM imposables, c’est soit le taux normal de 20% qui est applicable lorsque le RF est inférieur à 100 MDH, et 35%, lorsque le RF est supérieur ou égal à 100 MDH, à compter du 1er janvier 2026 (Phase transitoire actuelle : taux de 27,50%, au titre de l’exercice comptable 2024 et 31,25%, pour l’exercice comptable 2025). 

NB. Toutes les exploitations agricoles, imposables ou non, doivent déposer une déclaration fiscale annuelle.  

 
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