Interview

Abdelghani Youmni: «Le Maroc est déficitaire dans tous ses accords de libre-échange»

Dans cette interview, Abdelghani Youmni revient sur les défis et les perspectives des exportations marocaines, un secteur clé pour l’économie du royaume. Si les secteurs stratégiques tels que les phosphates, l’automobile et l’aéronautique affichent des chiffres impressionnants, la compétitivité des produits marocains et la diversification des marchés internationaux restent des enjeux majeurs. À travers un regard critique et constructif, il nous livre des pistes de réflexion pour redynamiser un commerce extérieur qui peine à atteindre son potentiel.

Challenge : Avant la fusion de l’AMDI et de Maroc Export pour créer l’AMDIE, un progrès notable a été réalisé dans la promotion des entreprises exportatrices. Cependant, depuis cette fusion, les exportations marocaines, dominées par les secteurs des phosphates, de l’automobile et de l’aéronautique, peinent à décoller. Le gouvernement travaille actuellement sur une feuille de route pour 2025-2026, visant à dynamiser le commerce extérieur. Cela signifie-t-il qu’une stratégie efficace pour l’export reste encore à trouver ? 

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Abdelghani Youmni : La fusion de l’Agence marocaine de développement des investissements (AMDI) et de Maroc Export en (AMDIE), Agence marocaine de développement des investissements et des exportations date de 2016, l’objectif a été de consolider la coordination des opérations et de rationaliser les ressources humaines et financières, un choix de gouvernance et d’optimisation des coûts. 

Depuis cette fusion, le Maroc a changé, les exportations marocaines qui ne représentaient que 30.7% du ¨PIB ont rebondi à 44% en 2024, avec un PIB qui est passé de 111 milliards de dollars à 148 milliards de dollars en 8 ans. Cette Agence a changé de tutelle en passant de celle du ministère de l’Industrie à celle de l’autorité gouvernementale chargée de l’investissement et du commerce en 2022. 

Au-delà de ces changements de gouvernails, aucune évaluation de politique publique ou de rapport d’évaluation ne vient établir une quelconque corrélation entre le décollage des exportations dans les nouveaux métiers mondiaux du Maroc et l’AMDIE. 

Ainsi, le chemin d’une feuille de route hors tout agenda électoral, pour 2025-2030 et au-delà parait inévitable, c’est l’orientation majeure du Nouveau Modèle de Développement qui met l’accent sur l’investissement privé et sur l’exportation et sur une croissance économique tirée par la demande intérieure. 

Ce besoin de stratégie pour le commerce extérieur du Maroc trouve des appuis dans le déficit commercial du Maroc en 2024 qui a atteint 21 milliards de dollars, quand l’excédent au Vietnam s’élève à 24 milliards de dollars, 23 milliards en Corée du sud et à 1000 milliards de dollars pour la Chine.     

Challenge : Pourquoi les exportations marocaines, malgré des secteurs stratégiques tels que les phosphates, l’automobile et l’aéronautique, n’arrivent-elles pas à prendre un véritable essor ? 

A.Y : Votre question est pertinente et il faudrait revenir à des fondamentaux : la balance commerciale, socle du commerce extérieur d’un pays, son solde représente la différence entre la valeur des exportations et des importations de biens seulement. 

Pour ce qui est du Maroc, les exportations ont été estimées à fin septembre 2024 à 331 milliards de dirhams. Le secteur de l’automobile arrive en tête avec 115.4 milliards de dirhams soit 34.9%. Les phosphates, engrais et dérivés, 60 milliards de dirhams pour un taux de 18.1%, le secteur textile 46 milliards de dirhams, l’équivalent de 13.9%. A cela, il faudra ajouter l’industrie agroalimentaire et l’agriculture, secteur de plus en plus dynamique avec 83 milliards de dirhams et 25.1%, l’aéronautique contribue à hauteur de 12.9 milliards de dirhams et 3.9% et l’électronique 15.20 milliards et 4.59%. 

Quand on agrège ces données, on dépasse les 100%, ce qui exclut toutes autres exportations d’autres biens comme l’artisanat, les objets d’art, les minerais ou d’autres productions locales. En réalité, le Maroc est un acteur majeur dans l’industrialisation des demi-produits, ce sont des biens qui rentrent au Maroc pour subir une transformation, une ouvraison ou un complément de main-d’œuvre. 

C’est le cas de tous les nouveaux métiers du Maroc, aéronautique, automobile, électronique et textile. Ce qui rend la péréquation de notre balance commerciale aussi simple que complexe, car si les demi-produits représentent plus de 70% de nos exportations, le taux d’intégration s’est beaucoup amélioré et la part du Maroc dans la valeur ajoutée finale est en amélioration significative. 

L’essor devrait être attendu du côté des ETI «Entreprises de Taille Intermédiaire» de transformation, peu nombreuses dans l’absolu et encore moins à l’export. C’est une question d’ADN, allemands, Turcs et italiens réussissent mieux car ils ont une colonne vertébrale manufacturière et un réel savoir-faire, à exporter. 

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Challenge : Selon vous, quels sont les principaux obstacles qui entravent la compétitivité des produits marocains sur le marché international ? 

A.Y : Les obstacles de la faible compétitivité des produits marocains devraient être modélisés dans le cadre d’une évaluation des politiques publiques pour comprendre le poids de chaque obstacle. Pour l’anecdote, ils sont matériels comme la compétitivité technologique, l’innovation-produit, la compétitivité-prix, la courbe d’apprentissage, l’économie d’échelle. 

Puis immatériels, liés au besoin d’une diplomatie économique proactive dans les représentations du royaume pour faire connaître le made by Maroc, l’absence d’effort dans les régions pour organiser des forums internationaux de mise en relation entre entreprises nationales et celles d’autres pays. En plus des carences dans les formations dans les écoles d’ingénieurs et les écoles de commerce de formation fléchée export et commerce international. Puis, la maîtrise des langues et des cultures pour construire du lien et de l’affectif nécessaires pour faire du business. 

En Afrique, à l’exception des banques et des assurances, nos entreprises qui manquent d’expertises commerciales à l’international font face à une féroce compétition de pays à faibles coûts et à faibles monnaies comme la Chine, la Turquie et bientôt l’Inde. 

Challenge : Actuellement, 70 % des exportations marocaines sont dirigées vers l’Europe, dont 46 % vers l’Espagne et la France. Comment analysez-vous cette situation  européenne ?

A.Y : Cette situation n’est pas propre au Maroc, les échanges entre les pays de l’Union européenne dépassent les 70%, seule l’Allemagne fait l’exception avec une diversification et un commerce extérieur largement excédentaire à plus de 21.2 milliards d’euros. Elle exporte massivement vers les Etats Unis et la Chine.

 Le Maroc bénéficie d’un accord d’association avec l’UE entré en vigueur en 2000, il a atteint le niveau le plus élevé pour devenir partenaire avec un statut avancé en 2008. L’accord permet dans le cadre de la politique de voisinage euro-méditerranéenne, l’élimination des droits de douane avec des éléments d’asymétrie en faveur du Maroc, surtout dans les industries de transformation et l’agriculture. 

Le Maroc a de plus en plus le potentiel d’élargir ses échanges commerciaux avec l’Asie, l’Afrique dans le cadre du commerce interafricain et la ZLECAF, et les Amériques. Il le fait grâce à des initiatives royales et institutionnelles, les entreprises sont attendues au tournant pour prendre part à ces stratégies et dynamiques. 

Il faut dire aussi, que dans le cadre de la dégradation des équilibres commerciaux de la mondialisation et de la décarbonation, le Maroc est à seulement à 15 km de l’Europe et dans le prolongement de l’Afrique vers le Nord. Pays ayant deux grands ports, Dakhla Atlantique et Nador Atlantique en plus de Tanger Med. A la faveur de ces nombreux avantages comparatifs, il peut capter de plus en plus de chaînes de valeur globales et d’opportunités de stimuler son commerce extérieur.   

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Challenge : Outre l’Union Européenne, le Maroc a signé plusieurs ALE. Pourquoi, arrive-t-on à percer sur ces marchés ? 

A.Y : Le Maroc importe 3 dollars de produits manufacturés de la Turquie, quand il exporte 1 dollar de produits dérivés de l’industrie des phosphates et d’extraits miniers parfaitement mécanisés. Il exporte 1 dollar quand il importe 2.5 dollars. Avec l’Union européenne, les échanges commerciaux en 2024 ont été de l’ordre de 63.4% du total avec un solde négatif dépassant les 120 milliards de dirhams.  

Le Maroc a signé au moins 50 accords de libre-échange, certains sont multilatéraux et d’autres bilatéraux. Ils ne sont pas tous actifs, le Maroc est déficitaire dans tous ces accords. Les accords les plus importants sont ceux avec l’UE, le plus stratégique avec les Etats-Unis, le plus porteur d’espérance à l’avenir sur le plan commercial et diplomatique est l’accord de la ZLECAF signé en 2018 avec l’adhésion de la majorité des pays du continent africain. 

S’il est vrai que ce n’est pas la multiplication des accords de libre-échange qui peuvent faire d’un pays un leader du commerce extérieur, souvent, c’est le contraire et on s’expose à des comportements de prédation et de dumping qui mettent dangereusement les équilibres de la balance des paiements, les équilibres budgétaires, la croissance et l’emploi. 

Il est vrai que ces accords permettent au Maroc d’accéder à des marchés diversifiés et renforcent sa position géostratégique entre trois continents et deux mers, lui permettant également d’attirer davantage d’Investissements Directs Etrangers (IDE). En face, les défis sont plus endogènes qu’exogènes et ils relèvent de la capacité des entreprises marocaines à construire un ADN de compétitivité renforcée et de construire une courbe contraire à l’actuelle courbe en cloche qui se solde par le risque de disparition de certains secteurs pourvoyeurs de main-d’œuvre, de fiscalité et de croissance économique.  

Challenge : La feuille de route 2025-2026 semble vouloir valoriser les spécificités régionales. Comment ces particularités pourraient-elles être utilisées pour attirer davantage de marchés internationaux ? 

A.Y : La réponse est dans un extrait d’un des discours de sa Majesté du 30 juillet 2015, à  l’occasion du 16ème anniversaire de la Fête du Trône : : «La régionalisation que Nous appelons de Nos vœux, doit reposer sur un effort soutenu et imaginatif permettant de trouver des solutions adaptées à chaque région, selon ses spécificités et ses ressources, et en fonction des opportunités d’emploi qu’elle peut apporter, et des difficultés qu’elle rencontre en matière de développement».  Elle est également dans les chiffres de la contribution des régions à la croissance de la valeur ajoutée. Quatre régions créent plus de 75% de la richesse nationale. 

La feuille de route a raison de mettre les spécificités régionales au cœur du commerce extérieur et cela rappelle la révolution de la manufacture et du luxe qu’a fait Colbert au XVIIIème siècle en France, en transformant son pays en puissance commerciale mondiale de premier plan. Ces manufactures de tapisseries, de porcelaine et de verre dans plusieurs régions ont permis de rendre la prospérité territoriale. 

Plus récemment, les allemands et les italiens ont suivi la même trajectoire avec la régionalisation doublée de spécialisation selon les terroirs et les cultures. Cependant, plusieurs facteurs peuvent expliquer la concentration de certaines industries ou production comme l’accessibilité maritime, les zones franches choisies par l’Etat, la connexion ferroviaire, routière et des télécommunications et la disponibilité de la main- d’œuvre.

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Challenge : Lors des rencontres régionales, 524 propositions ont été faites pour simplifier les procédures d’exportation. Quels ajustements devraient être apportés pour faciliter ces processus ? 

A.Y : Face à ces 524 propositions très utiles car elles sont le résultat d’une réelle perception des acteurs de terrain, il faudra mettre en face la feuille de route du Nouveau Modèle de Développement. Le Royaume aspire à l’horizon 2035, à doubler son PIB par habitant pour atteindre 16000 dollars, créer une croissance économique de 6%, augmenter l’indice de participation aux valeurs mondiales pour atteindre une valeur ajoutée industrielle de 50%, doubler l’emploi formel de 41% à 80%, baisser le chômage à 7%, hisser la part de l’investissement privé dans l’investissement total de 35% à 65%, baisser le coût de l’énergie de 1 à 0.5 dirham/KWh, 

Les ajustements doivent mettre en balance l’obligation de rupture avec l’ancien modèle de demande intérieure basé sur l’agriculture, la rente des investissements publics et celui de l’émergence orienté vers l’investissement privé productif, l’industrialisation, le numérique et les technologies avancées, tout est prêt au niveau des réformes institutionnelles et infrastructures. 

Reste à mettre le dividende de la population active, fruit de la fin de la transition démographique au service du développement et pour cela, seule une réforme audacieuse de l’école et des universités et de la recherche et développement avec une hausse majeure des budgets est capable de finaliser le changement du visage du Maroc voulu par sa Majesté le Roi Mohammed VI.

 
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