Interview

Abdelghani Youmni: « Les grandes entreprises où l’État est le principal actionnaire peuvent contribuer à la croissance économique »

Nouvelles orientations stratégiques de la politique actionnariale de l’Etat, réformes des établissements et entreprises publics (EEP), nomination de nouveaux patrons à la tête de cinq grands établissements publics… Abdelghani Youmni, nous livre son éclairage sur le portefeuille de l’Etat.

Challenge : La ministre de l’Economie et des Finances a présenté le 1er juin devant le Souverain, les orientations stratégiques de la politique actionnariale de l’Etat. En quoi ces orientations qui viennent d’être adoptées vont-elles donner de la visibilité à l’Agence nationale de gestion stratégique des participations de l’Etat et de suivi des performances des établissements et entreprises publics (ANGSPE) et accélérer la réforme des entreprises publiques ?

Abdelghani Youmni : Création de l’ANGSPE «Agence Nationale Chargée de la Gestion Stratégique des Participations de l’Etat». Une bourse des valeurs de l’actionnariat public ‘’ Gestion du portefeuille productif public’’, similaire à une bourse des valeurs privées : Incarner le rôle de l’Etat actionnaire et contribuer au développement économique.

Lire aussi | Industrie: 66% des patrons jugent avoir eu un accès « normal » au financement au T1-2024

Réformer les entreprises publiques et prendre le contrôle total ou partiel de fleurons industriels, financiers ou d’infrastructures logistiques est au cœur du nouveau paradigme de souveraineté économique de nombreux pays riches et développés. En Chine, en Corée du Sud et en Asie du Sud Est, cela se traduit par le capitalisme d’État ; dans les pays occidentaux c’est le protectionnisme vert et les mécanismes de l’ajustement carbone dont la principale vocation est de combattre le dumping de certains émergents.
Les grandes entreprises où l’État est le principal actionnaire peuvent être performantes et contribuer à la croissance économique ainsi qu’à la création d’emplois, à condition que la gouvernance soit en parfaite efficience et efficacité. Il est crucial de suivre rigoureusement des indicateurs financiers, d’innovation, de recherche et développement, de productivité, de management et de responsabilité sociale, comme le démontre l’exemple de l’Office Chérifien des Phosphates (OCP).

Challenge : Pour l’économie nationale, quels sont concrètement les avantages attendus de la réforme des entreprises publiques destinée à consolider et à mieux gérer le portefeuille de l’Etat ?

A.Y : Les opérateurs publics peuvent exercer des externalités significatives sur les économies nationales. En effet, le théorème formulé par l’économiste Ronald Coase offre une perspective théorique sur la gestion des externalités, en soulignant comment celles-ci peuvent devenir positives grâce à une analyse rigoureuse de la relation coût/bénéfice. Ainsi, lorsque les droits de propriété sont bien définis et que les coûts de transaction sont faibles, le secteur public peut véritablement dynamiser le secteur privé.
L’objectif de consolider et de mieux gérer le portefeuille de l’État est de construire les fondements d’un soutien permanent et productif pour les secteurs vitaux, notamment l’énergie, la santé, l’eau, la sécurité alimentaire, l’environnement, la connectivité et la mobilité.

Cette politique actionnariale de l’Etat est articulée autour de sept Orientations stratégiques : 1/Faire des établissements et entreprises publics le levier stratégique pour la consolidation de la souveraineté nationale ; 2/Les EEP doivent devenir le moteur de l’intégration continentale et internationale ;3/La politique actionnariale de l’Etat se doit de dynamiser le secteur privé ; 4/Les EEP, principaux catalyseurs d’une économie compétitive , de partage de la valeur ajoutée et de promotion de l’emploi ; 5/Les EPP facilitateurs pour atteindre l’équité territoriale au service de l’inclusion économique et sociale, financière et numérique ; 6/Les EEP gestionnaires des ressources en parfaite osmose avec les 17 ODD ; 7/Renforcer le rôle exemplaire des établissements et entreprises publics en matière de gouvernance et de performance.

Challenge : Le Souverain a nommé également lors de ce Conseil des ministres, cinq nouveaux patrons à la tête de cinq grands établissements publics : Masen, ADM, ONEE, ANP et ONDA. Quelle lecture faites-vous de ces changements par rapport à la réforme des entreprises publiques ?

A.Y : L’activisme du Maroc au plus haut sommet de l’État constitue une réponse avant-gardiste aux grandes transitions mondiales et nationales. Les crises géopolitiques, géoéconomiques, sanitaires et environnementales posent des défis majeurs à tous les États, y compris le Maroc. Il est donc légitime de s’interroger sur l’adéquation de la politique actionnariale de l’État marocain pour y faire face.
Le Maroc possède un portefeuille public de 272 établissements et entreprises publics (EEP), générant 305 milliards de dirhams de chiffre d’affaires en 2023, soit plus de 23,4 % du PIB. La réforme de ces EEP est cruciale pour passer à un modèle de développement tiré par la demande extérieure et atteindre un potentiel de croissance de 6 % d’ici 2035.

Lire aussi | Hind El Youssi Tazi: Pas de forme sans fond

Une autre limite à surmonter, est de réaliser une parfaite corrélation entre les sept stratégies de la réforme des EEP et les sept recommandations du Nouveau Modèle de Développement. Cette dimension spécifique souligne la nécessité d’opérer une restructuration organisationnelle, une transformation juridique des EEP et une autonomisation de ces derniers.

La décision du Souverain de nommer cinq nouveaux dirigeants pour piloter cinq entreprises stratégiques en matière de souveraineté et de décollage économique du royaume n’est pas une surprise. Cette stratégie vise à aligner les intérêts communs pour améliorer les finances publiques, les politiques publiques et l’économie privée, afin d’atteindre l’impératif de croissance durable et de qualité.

Challenge : Ces cinq établissements opèrent dans trois secteurs importants, notamment l’énergie, le transport et l’infrastructure. Se dirige-t-on vers des opérations de redimensionnement pour ces établissements qui évoluent dans des secteurs jugés prioritaires ?

A.Y : Les secteurs énergie, transport et infrastructures sont à la fois des leviers de la durabilité faible et de la durabilité forte, interchangeabilité entre économie et écologie mais aussi une parfaite connexion entre production, productivité et emploi.

Le redimensionnement est sûrement l’acte du jour d’après, il ne veut pas dire privatisations mais innovations en financement et en rentabilité. Pour mieux comprendre ce complexe processus, rappelons que MASEN est l’arme de la transition énergétique, des énergies renouvelables et de l’hydrogène vert (booster le renouvelable et l’énergie verte de 9-10 % aujourd’hui à 52% en 2030).

L’ONEE devrait œuvrer pour réduire la facture pétrole, charbon de production de l’électricité et résorber la dette ONEE qui s’élève à 7 milliards de dirhams, le mix énergétique est composé de 56,7 % de pétrole, 30 % de charbon et 3,9 % de gaz avec des énergies renouvelables qui contribuent pour 9,7 % (biomasse : 5,9 %, éolien et solaire : 3,4 %).

Avec l’ONDA, le Maroc voudrait devenir le principal hub aérien entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques. Enfin, ADM est le cœur des infrastructures routières.

Challenge : La réforme des EEP consiste à transformer les entreprises publiques en sociétés anonymes pour faciliter leur partenariat avec le privé. Est-ce à dire que l’Etat chercherait à se désengager de beaucoup d’établissements et entreprises publics ?

A.Y : L’élément le plus marquant de la transformation des entreprises publiques est d’accroître progressivement leur autonomie financière et celle des gestionnaires. Il ne s’agit pas de liquider le secteur public, car il ne faut pas confondre service public et acteurs de l’économie publique. Il ne s’agit pas non plus d’une obsolescence programmée de l’Etat actionnaire, c’est tout le contraire.

Autrement dit, la dévolution partielle du pouvoir économique à la société anonyme pour faciliter le partenariat public-privé est une arme très efficace pour réussir la débureaucratisation et une institutionnalisation des sociétés par action et des sociétés par rendement dans le cadre du PPP.
A présent, la stratégie actuelle de l’État marocain qui, en dehors de toute ambigüité politique ou idéologique, ne semble pas indiquer un désengagement généralisé des établissements et entreprises publics (EEP) ni pour des raisons budgétaires, ni pour des ambitions de profits, seules la souveraineté et la consolidation guident ses choix d’avenir.

Au contraire, elle vise à renforcer et optimiser leur rôle dans l’économie nationale. Les clés de cette feuille de route sont à réformer et moderniser, s’aligner au NMD, nommer des dirigeants loyaux, stratèges et compétents, se focaliser sur les secteurs vitaux, et mettre les EEP au service de la croissance, de l’emploi et de la durabilité pragmatique.

 
Article précédent

Société Générale Maroc : Mehdi Benbachir nommé Directeur Général

Article suivant

Mohammed Jadri: «Il serait très difficile pour le gouvernement de créer 1 million d’emplois d’ici 2026»