Dossier

Abdellah MOUTTAQI: «Cette ruée des leaders mondiaux de la production de batteries pour véhicules électriques sur le Maroc est liée à la combinaison d’une multitude de facteurs»

Fin connaisseur du secteur des mines, Abdellah Mouttaqi, analyse le positionnement du Maroc sur la question des minerais stratégiques et critiques qui se trouve au cœur des enjeux économiques et géopolitiques mondiaux.

Challenge : Pourquoi les minerais et métaux considérés comme stratégiques sont revenus sur le devant de la scène ces dernières années ?

Abdellah Mouttaqi : Permettez-moi, d’abord, de rappeler que la notion des minerais stratégiques n’est pas nouvelle. Ce terme fut utilisé, pour la première fois, durant l’entre-deux-guerres lorsque le ministère américain de la guerre avait listé et considéré comme stratégiques 28 produits dont la disponibilité avait été réduite au cours de la guerre. Aujourd’hui, cette notion est revenue sur le devant de la scène car certains minerais, situés au cœur de la transition énergétique et de la transformation numérique, sont devenus stratégiques. Ceux parmi ces minerais, qui présentent une vulnérabilité dans leur chaine d’approvisionnement, sont qualifiés de minerais critiques. En effet, en plus de l’urbanisation et de l’industrialisation des pays, la demande en minerais se trouve aujourd’hui, tirée par la transition énergétique et la transformation digitale dans le cadre plus large des changements climatiques. Selon l’Agence internationale de l’énergie, les besoins en minerais devraient doubler d’ici 2040, ou multipliés par 6 dans le cas du scénario idéal de zéro nette émission en 2050. D’après les estimations du FMI, dans le cadre d’un scénario mondial de zéro émission nette de GES, les ratios production/consommation pour ces minerais seront inférieurs à 1, traduisant ainsi l’incapacité de l’offre à satisfaire une demande ascendante à terme. 

Dans ce contexte, en plus du ratio offre-demande et la volatilité des cours, les fondamentaux des marchés ont également évolué pour intégrer les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et surtout la maitrise du raffinage des métaux.  Les Etats se trouvent donc confrontés, dans un contexte de rivalités géopolitiques, au défi majeur de la sécurisation de leurs approvisionnements. Plusieurs stratégies ont donc été mises en place par les USA, la Chine, l’Union Européenne…

Ces stratégies s’articulent autour des points suivants : la relance des capacités de production nationale et du raffinage des métaux, la constitution de stocks stratégiques, le renforcement des partenariats, l’utilisation circulaire des ressources et le respect des normes ESG. Les minerais qui connaitront les pressions les plus importantes sont le lithium, le cobalt, les terres rares, le nickel, le graphite et le cuivre. Le cœur du réacteur de la transition énergétique comme réponse aux impacts du changement climatique est donc bien métallique. Une voiture électrique nécessite 6 fois plus de minerais qu’une voiture thermique ; et une centrale éolienne onshore requiert 9 fois plus de minerais qu’une centrale à gaz, voire 13 fois dans le cas d’une centrale éolienne offshore.

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Challenge : Sur les 24 minerais et métaux considérés comme stratégiques et critiques pour l’industrie technologique, militaire et alimentaire, combien le Maroc en possède-t-il ? Et pour quelles proportions et quel positionnement du Royaume sur les chaines de valeur nationales et mondiales ?

A.M : Dans le cadre d’une vision prospective et au regard de l’ambition du Royaume, telle qu’elle a été affichée par le Nouveau Modèle de Développement et de ses stratégies sectorielles et qui tient compte de l’accélération programmée de la décarbonation de l’économie nationale, du renforcement de la souveraineté  industrielle, énergétique et alimentaire du pays, de la promotion de la mobilité durable et de la transition numérique et l’industrialisation 4.0, le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) a mis en place une liste exploratoire 1.0 des minerais stratégiques et critiques pour le Maroc. Cette liste a été élaborée, selon une méthodologie scientifique standardisée qui tient compte des critères de criticité conventionnels, de ceux de la disponibilité géologique au Maroc et de la présence du minerai en question dans la liste des minerais critiques des principaux partenaires de notre pays. En analysant cette liste, trois groupes se dessinent pour les minerais listés : minerais avec des gisements confirmés (phosphates, silicium, barytine, cobalt, manganèse…) ; minerais avec des ressources qui nécessitent des travaux de faisabilité (étain, niobium, graphite, terres rares…) ; et des minerais présentant une potentielle exploration (chrome, lithium, nickel…). 

Avec 70% des ressources mondiales, le Maroc est leader mondial dans le domaine des phosphates dont il est le premier exportateur au monde. En Afrique, il est le premier producteur d’argent et de barytine et troisième producteur de cobalt. Les filières des phosphates et du cobalt sont bien intégrées  amont et aval avec la production d’engrais et de cathodes de cobalt, respectivement par le Groupe OCP SA et le Groupe MANAGEM. Cette liste proposée par le CESE devrait être affinée et contribuer à orienter les travaux d’exploration et de développement minier.

Challenge : Où en est le Maroc dans la prospection et la transformation de ces minerais et métaux considérés comme stratégiques et critiques, afin de garantir sa souveraineté industrielle ?

A.M : Selon l’avis du CESE, nous avons effectivement essayé de répondre à la question suivante : comment améliorer, d’une manière synchronisée et sur la même trajectoire, la triple performance du secteur minier sur le plan économique, social et environnemental, tout en plaçant les minerais stratégiques et critiques, au cœur de la souveraineté industrielle du Royaume ? Il est important pour notre pays d’agir sur les deux aspects suivants. 

Le premier concerne les phases amont du développement minier. Il s’agit, pour les opérateurs en charge de ces phases, de découvrir de nouveaux gisements et de valoriser davantage le potentiel minier en accélérant la mise en exploitation des gisements identifiés et la réalisation des études de faisabilité nécessaires à la prise de décision pour ceux qui présentent des ressources. 

Le deuxième est relatif à la valorisation aval des produits miniers en prenant comme modèle les filières des phosphates, du cobalt et de l’argent. L’objectif étant de créer des liens de diversification aval entre le secteur minier et celui de l’industrie. En capitalisant sur l’expertise nationale et en développant les bons partenariats, le CESE avait aussi recommandé de positionner le Maroc comme hub régional pour la transformation de certains minerais stratégiques. Pour se placer donc sur la trajectoire de la souveraineté industrielle, il s’agit de sécuriser les chaines d’approvisionnement et de réduire la vulnérabilité aux sources externes en valorisant le potentiel national et en ayant recours à l’économie circulaire. Le soutien de programmes de recherche-innovation et l’appropriation technologique constituent également des facteurs capitaux pour mieux se positionner sur les chaines de valeurs mondiales.  

Challenge : Plusieurs projets d’implantation de grandes usines de batteries pour véhicules électriques, portés par des leaders mondiaux du secteur, ont été annoncés successivement au Maroc ces derniers mois. Comment expliquez-vous cette ruée sur le Royaume ?

A.M : Cette ruée sur le Royaume, comme vous dites, est liée à la combinaison d’une multitude de facteurs. D’abord, la stabilité de notre pays, son image positive à l’international, son emplacement stratégique comme hub régional d’exportation, sa situation à la croisée des principales routes des échanges internationaux et la présence d’un écosystème de l’industrie automobile robuste dans un cadre de transition énergétique bien établi. 

Le Maroc dispose également de plusieurs infrastructures de classe mondiale et d’un capital humain qualifié. Le cadre de l’investissement a été renforcé par la mise en place de la nouvelle charte de l’investissement. 

Ensuite, le haut niveau de maturité du secteur minier marocain qui se traduit par une gouvernance stabilisée ; une industrie minière dynamique et diversifiée;  une expertise nationale hautement qualifiée ; une capacité à transformer le potentiel minier, en l’organisant en filières et en l’intégrant dans l’industrie pour certaines substances, comme les phosphates, le cobalt et l’argent ; une ligne temps qui prend forme pour la valorisation du potentiel national en minerais critiques au service de filières de batteries et de la souveraineté industrielle du pays ; une sensibilisation et un engagement croissants aux impératifs environnementaux, au contenu local et à l’acceptabilité sociale ; et à la fin la résilience du secteur grâce à l’engagement exemplaire des opérateurs nationaux face aux chocs extérieurs comme cela a été démontré lors de la crise systémique de 2009, de la pandémie Covid et récemment suite au séisme du Haouz.

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Challenge : Y a-t-il de la place pour les industriels ou investisseurs marocains aussi, pour se lancer dans ce filon des minerais et métaux considérés comme stratégiques ?

A.M : Aujourd’hui, les opérateurs miniers nationaux ou ceux qui sont listés sur des bourses internationales mènent d’importants travaux de valorisation des minerais stratégiques ou critiques. Le Groupe OCP, dans le cadre de son programme d’investissement vert cible la production de 20000 tonnes de fluor et 30000 tonnes de produits intermédiaires pour les batteries Lithium-Fer-Phosphate d’ici 2027. Le groupe s’appuie dans ce cadre, sur les capacités de R&D de l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P). 

Le Groupe MANAGEM continue la valorisation de la filière cobalt et mène d’importants travaux sur les terres rares, le graphite et le cuivre. MANAGEM a également signé des contrats de partenariat pour le recyclage des métaux dans le cadre de sa politique d’économie circulaire. 

Des études sont lancées par la compagnie SACEM pour la production de sulfate et de permanganate de manganèse, et par Aya gold & silver pour la mise en place d’un hub pour la production d’anodes de graphite. 

Cependant, les travaux des phases amont du processus devraient être accélérés afin de mieux valoriser le potentiel national. Dans ce contexte, il est clair que l’arrivée de nouveaux investisseurs nationaux contribuerait à augmenter la production minière nationale et, nous l’espérons, à diversifier les liens du secteur minier avec celui de l’industrie en se plaçant sur la trajectoire de la souveraineté industrielle.

Challenge : La demande en minerais stratégiques est tirée aujourd’hui par la transformation digitale et la transition énergétique, eu égard aux changements climatiques. Quel est l’impact de cette tendance sur le secteur minier marocain ?

A.M : Cette tendance devrait avoir un triple impact. D’abord, contribuer à augmenter la visibilité du secteur minier national pour attirer de nouveaux opérateurs, développer de nouveaux partenariats et améliorer le niveau de reconnaissance du sol et du sous-sol national. Ensuite, placer le secteur minier au cœur des politiques industrielles et diversifier ses liens aval. Et enfin, stimuler le potentiel R&D soit pour la valorisation du potentiel reconnu soit pour développer des matériaux innovants qui résulteraient d’une valorisation aval des produits de mines par le développement de nouveaux process. 

Challenge : Vous avez contribué récemment, dans la réalisation d’une étude sur l’alignement des politiques minières marocaines sur les principes de la vision minière africaine.  Quel impact pourrait avoir cette étude sur la filière des minerais critiques au Maroc ?

A.M : Le Centre Africain de Développement Minier, en sa qualité d’institution spécialisée de l’Union Africaine chargée de coordonner et de superviser la mise en œuvre de la Vision Minière Africaine, est le commanditaire de cette étude. Pour la mesure du niveau d’alignement sur les six piliers de la Vision Minière Africaine, le Maroc obtient un score de 85 %, et se classe au niveau I « Peak » avec le code couleur « Gold Diamant ».
Cela représente le stade avancé de la mise en œuvre de la Vision minière africaine. Je considère ce résultat comme un outil de promotion et j’espère qu’il va contribuer à augmenter l’attractivité de notre secteur minier en attirant de nouveaux opérateurs et démultiplier ainsi les investissements dans un secteur capitalistique, risqué et de longue haleine. 

Bio express 
Expert en développement minier, Professeur Affilié à l’Université Mohammed VI Polytechnique et membre du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE), Abdellah MOUTTAQI a été Secrétaire Général de l’Office National des Hydrocarbures et des Mines (ONHYM), administrateur de plusieurs compagnies minières, président du Comité des Hauts Fonctionnaires du CTS sur le Commerce, l’Industrie et les Ressources Minières de l’Union africaine (2019-2020), rapporteur du thème changements climatiques au sein de l’Union des Conseils Economiques et Sociaux et Institutions Similaires d’Afrique (UCESA). Il est rapporteur de l’avis du CESE adopté en février 2023 et intitulé «Les minerais stratégiques et critiques contributeurs à la souveraineté industrielle du Maroc ». Il est également l’Expert national pour la réalisation de l’étude mandatée par le Centre Africain de Développement Minier sur l’alignement des politiques minières du Maroc sur la Vision minière africaine. Abdellah MOUTTAQI est titulaire d’un Doctorat d’Etat en métallogénie en 1997 à l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, Maroc. 

 
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