Interview

Ahmed AZIRAR : «Sans dynamisme du tissu productif, le commerce extérieur restera vulnérable»

Dans cet entretien sans langue de bois, le Pr Ahmed Azirar, économiste et fondateur du Cercle de l’économie d’entreprise du Maroc (CEREM), livre une analyse lucide de la stratégie nationale du commerce extérieur 2025-2027. Il pointe une feuille de route ambitieuse mais manquant de réalisme, une diversification limitée du tissu exportateur, et une dépendance structurelle aux importations. Pour lui, seule une profonde mobilisation du secteur privé, accompagnée d’une véritable coordination institutionnelle et public-privé, permettra au Maroc de redresser durablement sa balance commerciale.

Challenge : Comment évaluez-vous la structure du tissu exportateur marocain ? Est-elle suffisamment diversifiée pour faire face aux chocs externes ? 

Pr Ahmed AZIRAR : Le tissu exportateur marocain reste peu diversifié. On observe une lente diversification régionale, d’entreprises, de secteurs, de produits et services et de débouchés à l’international. Certes, certains secteurs traditionnels comme les engrais continuent de progresser, tandis que les nouveaux secteurs intégrés aux métiers mondiaux du Maroc – notamment l’automobile et l’aéronautique – montent en puissance. Toutefois, les petites et moyennes entreprises demeurent peu dynamiques à l’export. Par ailleurs, la forte concentration limite la résilience face aux chocs externes.

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Challenge : La nouvelle feuille de route du commerce extérieur 2025-2027 prévoit plusieurs réformes : quelles sont, selon vous, les plus déterminantes pour redresser la balance commerciale ?

A.A : Cette stratégie se veut ambitieuse, avec des objectifs multiples : création de 76 000 emplois, élargissement de la base des exportateurs avec la naissance de 400 nouvelles entreprises exportatrices par an, et la génération de 84 milliards de dirhams additionnels à l’export sur trois ans. Ces objectifs, bien que louables, semblent peu réalisables à court terme.

La feuille de route met aussi l’accent sur la digitalisation, la création de bureaux régionaux pour accompagner les opérateurs, la promotion des exportations issues de l’artisanat et de l’économie sociale et solidaire, la modernisation des circuits logistiques, la simplification des procédures, et la réduction des coûts. Ces orientations sont pertinentes, mais relèvent davantage de la gouvernance que de la stratégie économique de fond. À titre d’exemple, le soutien à l’artisanat devrait s’appuyer sur ses propres mécanismes déjà existants.

Le recours à une assurance publique complémentaire à l’export est également prévu. Cependant, il conviendrait d’abord d’identifier les raisons pour lesquelles les exportateurs n’utilisent pas suffisamment les mécanismes d’assurance actuels : coût élevé, complexité, inadéquation aux besoins ou redondance avec d’autres outils financiers comme les lettres de crédit.

En somme, cette feuille de route souffre de contradictions internes. Elle ambitionne de transformer structurellement le secteur à très court terme, tout en restant évasive sur les aspects gordiens. L’instabilité institutionnelle, la faible coordination entre les divers décideurs publics, la prédominance d’une orientation stratégique vers le marché intérieur, et les défis structurels tels que le coût de l’énergie, l’accès au foncier, la technologie ou encore les compétences humaines, constituent des freins importants.

Il faut aussi évoquer le coût administratif élevé des plans publics épars et souvent agissant en silos, ainsi que la dépendance excessive des associations professionnelles aux subventions publiques, parfois même pour leur fonctionnement de base. Enfin, une évaluation sérieuse des diverses institutions impliquées s’impose, tant les ressources mobilisées sont importantes.

Challenge : Quels sont les secteurs à fort potentiel exportable que le Maroc devrait davantage valoriser pour réduire son déficit commercial ?

A.A : Plusieurs secteurs disposent d’un potentiel réel à l’export, à condition d’être sujets à des plans public-privé synchronisés. D’un côté, les secteurs traditionnels comme les phosphates, l’agroalimentaire, la pêche ou le textile doivent monter en gamme et intégrer davantage de valeur ajoutée. À titre d’exemple, le maritime en général ne participe pas suffisamment à la valeur ajoutée nationale. Les produits agricoles manquent de valorisation interne. D’un autre côté, les secteurs en verve – tels que l’automobile ou l’aéronautique, ou les émergents comme l’électronique, les services et les activités immatérielles – recèlent de grandes opportunités. L’intelligence stratégique, qu’elle soit informationnelle, sécuritaire ou d’influence, doit être systématisée tant dans l’administration que dans le privé. L’avantage compétitif est à ce prix.

Challenge : Le Maroc dépend encore fortement des importations de produits énergétiques et alimentaires : comment réduire cette vulnérabilité tout en stimulant les exportations ?

A.A : Des efforts significatifs sont en cours pour réduire la dépendance énergétique, notamment à travers le développement du gaz liquéfié à court terme, en attendant le projet du gazoduc atlantique, du renforcement des énergies renouvelables via l’hydrogène vert, et la réforme de la gouvernance du secteur. Ces orientations sont porteuses d’avenir.

En ce qui concerne l’alimentaire, il s’agit d’un enjeu fondamental. La crise du Covid-19 et les bouleversements géopolitiques récents nous ont appris que le paradigme actuel doit être repensé. Le Maroc doit revoir ses priorités agricoles et ses modes culturaux, intégrer davantage de durabilité et orienter sa production vers la satisfaction des besoins internes tout en visant les marchés extérieurs les plus rémunérateurs. La gestion du stress hydrique et la durabilité des ressources sont des priorités. Enfin, ce que fait l’OCP en direction du reste de l’Afrique va dans le bon sens pour créer des connexions avantageuses.

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Challenge : Comment les tensions géopolitiques actuelles influencent-elles les échanges extérieurs du Maroc, et quelles marges de manœuvre reste-t-il au pays dans ce contexte ?

A.A : Les tensions géopolitiques sont une donnée exogène que le Maroc ne peut ignorer. Globalement, le pays parvient à bien s’en sortir dans ce contexte, tant il entretient un équilibre équidistant et devient un acteur logistique agissant. Il reste au secteur privé à faire un véritable saut qualitatif, notamment les « grands champions ». Cela passe par un renforcement du capital humain, des investissements accrus dans la recherche et l’innovation, l’attraction des investissements directs étrangers, et une meilleure prise de risques. La création de groupements d’intérêt économique (GIE) et l’accompagnement des PME pourraient aussi permettre aux entreprises marocaines de mieux se positionner en groupes sur les marchés extérieurs, surtout les gros demandeurs comme les USA avec qui nous avons un ALE déficitaire.

Challenge : Justement, pensez-vous que les accords de libre-échange actuels servent réellement les intérêts du tissu exportateur marocain, ou nécessitent-ils une renégociation ?

A.A : Dans le cadre de la guerre commerciale en cours, il faut être alerte. Les données changent, créant de nouvelles contraintes mais également des opportunités. Les accords de libre-échange sont le cadre qui régule nos relations avec nos partenaires, dans le cadre d’une OMC chahutée. Les ALE, notamment ceux en cours avec l’Union européenne, la Turquie, ou l’ALE Quadra, mériteraient d’être adaptés au contexte actuel pour mieux protéger les intérêts marocains. Toutefois, les ALE nécessitent un suivi administratif pointilleux, et surtout une meilleure exploitation par les entreprises pour qui ces accords sont destinés.

La guerre commerciale mondiale en cours montre bien que le commerce extérieur est un domaine stratégique qui doit être au centre de la stratégie économique globale du pays. Nos atouts sont réels, travaillons en «Équipe Maroc » pour résorber nos faiblesses.

 
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