Interview

Ahmed Bernoussi: «La corruption au Maroc est devenue endémique depuis des années»

Le rôle de la société civile est fondamental dans la lutte contre la corruption. Créée en 1996, dans un contexte politiquement difficile, portant encore de fortes séquelles des « années de plomb », Transparency Maroc a réussi à accumuler une riche expérience militante et à mobiliser les citoyens autour d’objectifs partagés en matière de lutte contre la corruption au sens le plus large. Ahmed Bernoussi nous offre un aperçu sur cette association, appelée certainement à contribuer activement à l’émergence d’une citoyenneté active, fondée sur des valeurs de transparence, de responsabilité et de reddition des comptes. 

Challenge : Au Maroc, depuis de nombreuses années, la question de la corruption n’est plus un tabou. Elle est reconnue comme étant une réalité sociétale, et comme étant l’un des principaux obstacles systémiques à l’émergence d’une dynamique de changement et de développement. Quelles sont aujourd’hui les spécificités de ce phénomène et quelle est son importance au Maroc ?  

Ahmed Bernoussi : La corruption au Maroc est devenue endémique depuis des années. Elle touche tous les secteurs économiques et administratifs, publics et privés. Ce constat est confirmé par les indices de perception de la corruption édités par Transparency International depuis plus de 20 ans et par les enquêtes récentes menées par l’Instance Nationale de Probité, de Prévention et de Lutte contre la Corruption (INPPLC).

L’enquête menée par l’INPPLC, en 2022, auprès des citoyens montre que «Le secteur de la santé reste le plus touché par la corruption, suivi par les partis politiques, le gouvernement, le parlement et les syndicats ». Selon cette enquête, « La corruption est largement répandue dans les domaines des recrutements, nominations et évolution de la carrière dans le secteur public. Elle est aussi répandue dans les domaines des aides sociales, de l’octroi des licences d’agréments, dérogations et autorisations exceptionnelles». Elle «touche une personne sur quatre parmi les citoyens résidents. Il a également été souligné que les secteurs les plus touchés par ces pratiques sont la gendarmerie, les transports, la police, la santé dans le secteur public, la justice, l’urbanisme, l’habitat et l’immobilier dans le secteur privé ainsi que les caidats et les pachaliks ».

De même, l’enquête auprès des chefs d’entreprises a montré que « 68% estiment que la corruption est répandue ou très répandue au Maroc ». Selon les répondants, «l’obtention des autorisations, des agréments et des autorisations exceptionnelles, des marchés et commandes publiques, ainsi que le recrutement, la nomination et la promotion dans le secteur privé, sont les trois domaines les plus touchés par la corruption. » Selon les estimations, notamment celles de la Banque mondiale, la corruption fait perdre au Maroc entre 3 et 5% du PIB, soit près de 50 Milliards de DH qui se traduit par la dégradation de la qualité des services sociaux: santé publique, enseignement…

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Challenge : Une stratégie nationale de lutte contre la corruption a été officiellement adoptée en décembre 2015. Quel bilan sommaire est-il possible de dresser après presque une dizaine d’années ? 

A. B. : Cette stratégie a été quasiment gelée par manque de volonté politique de mise en œuvre. La commission nationale qui devrait suivre sa mise en œuvre s’est réunie 2 fois en 8 ans, alors que le décret de sa création stipulait sa convocation au moins 2 fois par an. L’évaluation de sa mise en œuvre par l’INPPLC est mitigée dans ses rapports de 2022 et 2023. L’année 2018 a connu tout de même la promulgation de la loi 31-13 du droit d’accès à l’information. C’est une mise en œuvre de l’article 27 de la Constitution qui stipulait ce droit. Malheureusement, cette loi comporte plusieurs exceptions qui ont monté ses limites en 7 ans d’exercice. La promulgation de cette loi a permis un saut pour le Maroc dans l’indice de perception de la corruption en 2018. C’est ainsi que le Maroc a eu une note de 43/100 et s’est classé 73 sur 180 pays. Mais le gel de la stratégie n’a pas manqué de faire reculer le Maroc annuellement dans l’indice de perception de la corruption. En 2023, il a obtenu une note de 38/100 et a reculé à la 97ème place à l’échelle mondiale, soit un recul annuel de 1 point et 5 places dans le rang mondial.

Challenge : En tant qu’acteur principal dans la société civile contre la corruption, Transparency Maroc contribue à l’éradication, ou tout au moins à la réduction de ce phénomène devenu systémique. Quels types d’actions mène TM ? Existe-t-il une coordination avec d’autres acteurs aux niveaux national et international ? L’environnement officiel est-il favorable ?

A. B. : Depuis sa création, Transparency Maroc (TM) a mené un plaidoyer auprès des pouvoirs publics pour l’adoption d’un corpus réglementaire anticorruption et sa mise en œuvre. TM a aussi mené le plaidoyer pour la ratification de la Convention des Nations Unies Contre la Corruption (CNUCC), ratification qui a été effectivement faite en 2007. TM agit dans le cadre de collectifs et réseaux pour mener ses plaidoiries, notamment celui pour le droit d’accès à l’information depuis 2006, date de la première étude de cet outil. Toutefois, l’environnement n’est pas favorable pour les organisations de la société civile dans leurs missions. Le pays connaît des restrictions en matière de création ou de renouvellement des instances décisionnelles des associations, de la liberté de la presse et des médias. Le récent projet de code de procédure pénale transmis par le gouvernement au parlement porte des restrictions graves aux organisations de la société civile et au pouvoir judiciaire à travers les articles 3 et 7 du projet limitant l’engagement de poursuites en matière de crimes affectant les fonds publics, contrairement aux dispositions de la Constitution de 2011 et aux traités internationaux ratifiés par notre pays.

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Challenge : Le caractère systémique de la corruption au Maroc impose nécessairement une approche réaliste à deux vitesses pour lutter contre les manifestations les plus apparentes, tout en préconisant des mesures et des actions plus profondes et durables. Quelles devraient être pour TM les urgences et les priorités stratégiques ? 

A. B. : Depuis le 4 février 2022, TM a adressé un mémorandum au Chef du gouvernement l’invitant à donner suite à l’engagement du gouvernement de faire de la lutte contre la corruption une priorité lors de sa déclaration d’investiture. L’association a suggéré les actions prioritaires de lutte contre la corruption dans notre pays, notamment la promulgation des lois de régulation du conflit d’intérêt et la criminalisation de l’enrichissement illicite ainsi que la révision des lois de protection des témoins, victimes et dénonciateurs de la corruption, de déclaration du patrimoine et de la loi du droit d’accès à l’information..

Challenge : Quelles sont les principales résistances rencontrées actuellement, aussi bien au niveau intra-étatique que dans l’ensemble de la société, et en particulier dans le domaine économique ? 

A. B. : Les résistances au niveau intra-étatique se manifestent par le manque de cohérence des actions entre les différents départements, notamment entre le gouvernement et les instances de contrôle et de bonne gouvernance. Les rapports de ces dernières sont soit ignorés, soit contestés et dénigrés : Conseil de la concurrence, INPPLC, Cour des Comptes… Alors que le citoyen n’aspire qu’à bénéficier de ses droits légitimes et accéder à des services publics de qualité dans de bonnes conditions, sans être contraint de les « surpayer » de manière «informelle».

 
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