Dossier

Amal El Fallah Seghrouchni: «Le Maroc ne sera pas un simple consommateur de technologies»

À l’occasion de sa troisième édition, le GITEX Africa 2025 s’impose comme un levier stratégique pour projeter le Maroc au cœur de la souveraineté numérique africaine. Pour Amal El Fallah Seghrouchni, Ministre Déléguée chargée de la Transition Numérique, cet événement est bien plus qu’un salon : c’est une plateforme pour affirmer un positionnement clair. « Il est temps de penser un modèle africain du numérique, à la fois protecteur, éthique, inclusif et résilient », déclare-t-elle. Le Maroc ne veut plus être un simple consommateur de technologies, mais un acteur à part entière de l’innovation, capable de créer, structurer et exporter ses propres solutions. Soutien actif aux startups, développement du cloud souverain, création du hub digital régional, généralisation de la formation à l’IA, digitalisation des services publics: autant d’initiatives concrètes pour bâtir un écosystème numérique souverain et performant, et faire émerger un véritable leadership technologique africain.

Challenge : Le Maroc cherche à renforcer son influence internationale, notamment en accueillant de grands événements comme le salon GITEX, qui attend cette année 45 000 visiteurs et 1 400 exposants de 130 pays. Quelles sont les principales attentes du Maroc pour cette 3ème édition du GITEX Africa 2025 ? 

Amal El Fallah Seghrouchni : Cette troisième édition connaîtra plusieurs nouveautés, parmi lesquelles figurent trois panels de haut niveau qui viendront ouvrir le bal. Le premier se consacrera à la question de la souveraineté numérique africaine dans un contexte d’accélération technologique, marqué par l’essor de l’intelligence artificielle, la généralisation de l’accès à internet et la multiplication des données. Ce panel invitera à penser un modèle africain du numérique, à la fois protecteur, éthique, inclusif, et résilient. Le second panel mettra en lumière le rôle central des infrastructures dans la transformation numérique du continent. Il abordera les conditions pour faire émerger un écosystème digital robuste : infrastructures performantes, cadre réglementaire adapté, montée en compétences et soutien à l’innovation. L’accent sera mis sur la préparation des secteurs stratégiques comme le commerce, la santé ou l’éducation à cette transition. Le troisième panel, à dimension ministérielle, réunira des responsables gouvernementaux autour des priorités stratégiques du continent en matière de transition numérique.

GITEX Africa 2025 mettra à l’honneur les technologies appliquées à l’éducation (EdTech), l’agriculture (AgriTech), la santé (HealthTech) et le sport (SportsTech). Il s’agit d’accélérer la transformation digitale de ces domaines clés, en mettant en valeur les innovations portées par les startups africaines, tout en assurant leur mise en relation avec des investisseurs publics et privés. Les conférences sectorielles prévues permettront d’ouvrir des espaces de dialogue entre experts, institutions, entreprises et société civile. 

Un nouvel espace est à découvrir cette année. Le village APEBI rassemblera plus de cinquante acteurs du numérique, dont des startups, PME Tech, grandes entreprises, ainsi que des partenaires publics et privés. Le but est de favoriser les synergies et stimuler les opportunités de collaboration.

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Challenge : Votre ministère soutient 200 startups marocaines pour leur permettre d’exposer au GITEX Africa. Quel est l’objectif derrière cette initiative et quel impact attendez-vous pour ces startups ?

A.E.S :  L’initiative ‘’Morocco 200’’ a pour objectif d’offrir aux startups un cadre leur permettant de tirer parti des opportunités offertes par des événements internationaux de cette envergure. Le ministère de la Transition numérique et de la réforme de l’administration (MTNRA) prend en charge 95 % des charges, une mesure qui permet et encourage les startups à s’investir activement. Il convient de noter que tout un service de conciergerie personnalisé a été mis en place, avec pour objectif de faciliter les connexions ciblées entre les startups et les investisseurs. Plusieurs startups sélectionnées ont déjà été approchées par des fonds d’investissement intéressés, et des rendez-vous sont planifiés dans le cadre du salon. Le dispositif repose également sur une démarche pédagogique. Chaque startup bénéficie d’un stand de 4 m² au cœur de l’exposition, mais aussi d’un accès à des bootcamps pré-événement conçus en partenariat avec des investisseurs, mentors et accélérateurs. L’objectif est de les aider à mieux présenter leurs projets, structurer leur pitch, affiner leur positionnement et anticiper les attentes du marché. Elles auront aussi la possibilité de concourir au Supernova Challenge, une compétition internationale avec un prix à la clé. Parallèlement, plus de 600 rendez-vous B2B seront programmés entre startups, investisseurs et partenaires. Cette plateforme relationnelle représente un levier unique pour les jeunes entreprises marocaines, qui pourront ainsi dialoguer avec plus de 1500 exposants. 

Ce dispositif d’accompagnement s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre de la stratégie nationale ‘’Maroc Digital 2030’’, portée par notre ministère. Parmi les chantiers structurants figure l’offre startup Maroc, qui propose un continuum de soutien financier et technique, à travers des bourses de vie, des subventions, des prêts d’honneur et un appui technique aux opérateurs. Le MTNRA a lancé, en octobre dernier, un appel à manifestation d’intérêt pour l’initiative startup Venture Building (VB) qui sera opérée par Tamwilcom. Ce programme vise à identifier, sélectionner et soutenir des opérateurs qualifiés (incubateurs, accélérateurs), qui auront pour mission d’accompagner les startups marocaines à travers des programmes adaptés aux réalités du marché. La procédure est rigoureuse : 32 candidatures ont été reçues, couvrant huit zones géographiques, dont 47 % sont des structures internationales. La phase de présélection est achevée. Les auditions orales ont eu lieu, et nous entamons actuellement la phase de due diligence, qui précédera les négociations et contractualisations.

Pour catalyser l’innovation et accompagner les startups dans leurs phases critiques, une nouvelle offre dédiée au capital amorçage et au capital-risque est en cours de déploiement. Elle vise à structurer une véritable industrie nationale du venture capital. Cette démarche est portée par le fonds Mohammed VI pour l’investissement, en partenariat avec le MTNRA et la Caisse de dépôt et de gestion. Un appel à manifestation d’intérêt a été lancé pour sélectionner des sociétés de gestion qui auront pour mission de créer et d’administrer des fonds dédiés aux startups marocaines. La sélection s’est basée sur des critères de performance, de gouvernance et de capacité à générer de la valeur pour les entrepreneurs. La phase d’étude des dossiers et de présélection est finalisée, et les auditions ont été menées.

Challenge : L’administration marocaine traverse une transition numérique inégale. Si certaines administrations ont franchi le cap de la digitalisation, d’autres semblent s’y préparer. Selon vous, quelles sont les principales raisons de cette lenteur dans la réforme administrative, notamment en ce qui concerne la digitalisation des services publics ?

A.E.S :  Dans le processus de transformation digitale de l’administration publique, il est important d’accompagner les différentes administrations en tenant compte de leurs états des lieux. Les écarts observés entre institutions reflètent des réalités structurelles ou organisationnelles. Sur le plan structurel, certaines administrations ont des compétences en IT limitées, des infrastructures techniques insuffisantes, ou encore des fonds budgétaires restreints. D’un point de vue organisationnel, le fonctionnement en silos ne favorise ni la mutualisation ni l’interopérabilité, rendant difficile une digitalisation efficace. 

De surcroît, la digitalisation ne peut réussir sans un véritable changement de culture managériale, d’adoption de l’innovation et de gouvernance. Et sur ce dernier point, on entend par là le respect des exigences liées à la sécurité et à la protection des données, à savoir les accès sécurisés, les données qualifiées et protégées. 

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Challenge : Le décret relatif à l’utilisation du cloud par les infrastructures et instances d’importance vitale a récemment été publié dans le Bulletin officiel. Quand cette nouvelle réglementation sera-t-elle pleinement opérationnelle, et quels changements apportera-t-elle en matière de sécurité et de gestion des données ?

A.E.S :  La publication, en novembre 2024, du décret encadrant le recours au cloud par les entités dites d’importance vitale constitue une avancée déterminante pour la consolidation de notre souveraineté numérique. Ce texte, attendu de longue date, marque un tournant. Il fixe désormais un cadre juridique clair, structuré et sécurisé pour la gestion des données sensibles relevant de l’Etat ou d’organismes stratégiques. Ce nouveau dispositif cible en priorité les structures qui assurent des fonctions vitales pour le fonctionnement du pays. Cela inclut les ministères, les opérateurs de santé, d’énergie, de transport, les établissements financiers ou encore les infrastructures stratégiques. Ces entités sont désormais tenues de s’appuyer exclusivement sur des prestataires cloud qualifiés pour l’hébergement ou le traitement de leurs systèmes sensibles. Cette exigence poursuit un double objectif : d’une part, renforcer la résilience de nos infrastructures numériques critiques ; d’autre part, garantir que les données stratégiques du Royaume soient traitées sur notre sol, dans le respect de notre législation. Cela implique une obligation de localisation des données et des plateformes techniques, sans externalisation vers des juridictions étrangères, afin d’assurer une pleine visibilité, une maîtrise complète et une sécurité renforcée.

La mise en œuvre de ce décret est progressive mais résolue. Le texte est entré en vigueur dès sa publication, et nous travaillons activement à sa traduction opérationnelle. Avec nos partenaires institutionnels, nous structurons actuellement le processus de qualification des prestataires et définissons les critères d’évaluation. Notre ambition est que les premières labellisations soient effectives d’ici la fin 2025. Cette montée en charge graduelle permettra aux acteurs concernés d’adapter leurs politiques internes et de se conformer aux nouvelles obligations. Le décret établit une distinction claire entre deux niveaux de prestataires : ceux de niveau 1, habilités à gérer et héberger des systèmes sensibles dans leur ensemble, et ceux de niveau 2, limités à la gestion des seules données sensibles. Cette classification permettra une meilleure adéquation entre les besoins des entités d’importance vitale et les capacités réelles des prestataires, réduisant ainsi les risques liés à un choix inapproprié de partenaires technologiques.

Mais au-delà des aspects purement réglementaires, ce décret est surtout un outil de confiance. Il apporte de la visibilité aux acteurs – publics comme privés – en leur indiquant à qui s’adresser et sous quelles conditions, quand il s’agit de recourir au cloud. Il instaure également une distinction claire entre les prestataires de niveau 1, qui peuvent héberger et gérer des systèmes sensibles, et ceux de niveau 2, qui se limitent à la gestion de données sensibles. Cette classification permet de mieux calibrer les projets et d’éviter les risques liés à un choix technique ou contractuel inadapté. Mais ce n’est pas tout. Le texte prévoit aussi que le traitement des données sensibles se fasse exclusivement sur le territoire national. Cela signifie que toutes les plateformes techniques – les serveurs, les outils de gestion, les interfaces d’administration – devront être localisées. Pas de traitement à distance, pas d’externalisation dans des juridictions où nous n’avons ni contrôle ni visibilité. Cela peut sembler contraignant, mais c’est une garantie essentielle de souveraineté, surtout à l’heure où les risques cyber, les tensions géopolitiques et les enjeux de confidentialité se multiplient.

Autre point tout aussi fondamental : l’accompagnement des acteurs publics. Il ne s’agit pas simplement d’imposer un cadre puis d’attendre qu’il s’applique. Nous savons que tous les organismes ne partent pas du même point, ni en termes de maturité numérique, ni de ressources humaines ou techniques. C’est pourquoi notre ministère prévoit un programme de sensibilisation spécifique, destiné aux directeurs et responsables SI des administrations.

Challenge : Comment le Maroc envisage-t-il les enjeux de l’intelligence artificielle et quelles initiatives sont mises en place pour intégrer cette technologie dans les secteurs économiques clés et dans l’administration publique ?

A.E.S :  Le Maroc a pleinement intégré l’intelligence artificielle comme un levier au service de sa transformation numérique, de sa compétitivité économique et de la modernisation de ses services publics. Le 8 avril, nous avons, en ce sens, signé une déclaration d’intention avec le PNUD  pour la création d’un Hub digital régional arabo-africain consacré à l’intelligence artificielle, aux sciences des données et à l’innovation technologique, le « Digital for Sustainable Development » (D4SD). Ce hub favorisera la création d’une plateforme régionale dédiée à la co-construction et à la diffusion de solutions numériques durables. Il s’agira notamment de privilégier l’intégration de l’IA dans les services publics, de renforcer les infrastructures numériques interopérables, de promouvoir des politiques numériques inclusives et responsables, et de préparer les talents de demain. On compte également l’initiative les « JAZARI INSTITUTE », qui serviront à créer des passerelles entre le monde de la recherche et l’écosystème de l’innovation et de l’entrepreneuriat digital. En rapprochant les enseignants-chercheurs des réalités du marché et en créant des ponts entre université, recherche, conceptualisation, développement, innovation et modélisation économique et opérationnelle, cela ouvre la voie à la valorisation des résultats de recherches académiques et leurs transformations en startups innovantes et/ou en leur exploitation par les PME et grandes entreprises Tech, qui apportent de la valeur ajoutée en termes de croissance de l’économie  numérique nationale et de création d’emploi.

Parmi les défis qu’il convient de souligner, il y a d’abord le besoin en compétences pour développer les algorithmes et les modèles. Le ministère travaille dessus, notamment à travers le déploiement de formations et programmes. Ensuite, la puissance de calcul constitue un enjeu important. A l’instar du data center de Benguerir, il est nécessaire d’investir dans d’autres data centers, notamment des green data centers. Aussi, la disponibilité de données qualifiées, collectées selon la législation en vigueur, reste un point sensible. Aujourd’hui, la protection des données et leur sécurité est plus que jamais d’actualité, dans un contexte marqué par la montée des cyberattaques.

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Challenge : Six mois après l’adoption de la stratégie ‘’Digital Morocco 2030’’, comment évaluez-vous les premières réalisations concrètes sur le terrain, notamment en matière de simplification des démarches et d’interopérabilité entre administrations 

A.E.S :  On a lancé avec la Banque mondiale des discussions pour la scalabilité du programme de formation/embauche dans le digital. Et comme mentionné ci-dessus, il y’a la création du hub digital ‘’D4SD’’, qui ambitionne de bâtir une gouvernance numérique adaptée aux enjeux actuels tout en favorisant l’émergence d’une nouvelle génération de leaders numériques, particulièrement parmi les jeunes et les femmes. D’ailleurs, le lancement officiel du Morocco D4SD Hub est prévu pour septembre 2025, à l’occasion de la 80e session de l’Assemblée Générale des Nations Unies à New York, en présence de partenaires stratégiques et institutionnels. On cite également les JAZARI Institutes, initiés par le MTNRA, qui viendront élargir le champ de la co-construction de solutions digitales de pointe. Le but est de mettre la science et la créativité au service de tous les écosystèmes du digital, afin de faire émerger des solutions concrètes, durables et adaptées aux besoins des citoyens et des entreprises. Nous avons également lancé le programme national ‘’ AI Master Junior’’, adressé aux jeunes de 8-14 ans. Le but étant de promouvoir l’accessibilité au savoir numérique et à l’intelligence artificielle, en permettant aux jeunes de se familiariser avec les outils technologiques et les concepts de l’IA dès leur plus jeune âge. Dans un premier temps, nous allons former 200 000 enfants de la Fédération Royale Marocaine de Football, avec l’ambition de le généraliser à tous les enfants du Maroc.

Cette dynamique se traduit également par des résultats concrets dans la simplification des démarches. Le ministère de l’Education nationale, avec l’appui de notre département, a mis en œuvre un dispositif inédit : la candidature libre au baccalauréat, 100 % dématérialisée, sans document physique ni déplacement. Plus de 200 000 citoyens ont pu s’inscrire cette année grâce à l’identité numérique sécurisée fournie par la DGSN. 

Enfin, un travail très important est en cours pour rendre possible l’interopérabilité entre services et administrations dans le cadre d’une digitalisation de confiance. Nous avons lancé une série de conclaves dédiés à l’’étude des exigences réglementaires, en vue de proposer une réglementation de l’administration digitale. Sont impliqués dans ces conclaves tous les protagonistes de la transformation digitale et la réforme de l’administration.

 
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