Interview

Amine Sennouni : « Le modèle de croissance marocain n’est pas suffisamment inclusif »

Les récentes tentatives d’émigration, dont la ville de Fnideq a été le théâtre ces dernières semaines, ont soulevé plus d’une question et mis à nu la persistance des problèmes sociaux et économiques dont souffrent les jeunes des régions marginalisées. Dans cet entretien, le professeur universitaire et président de la Jeune communauté marocaine publico-éco (JCMP), Amine Sennouni, nous livre son analyse de la situation.

La ville de Fnideq connaît actuellement une hausse alarmante des tentatives d’émigration vers Sebta, un phénomène qui met en lumière la problématique de l’emploi, notamment dans le monde rural. Chaque année, environ 300 000 jeunes intègrent le marché du travail, mais le modèle de croissance économique n’arrive pas à créer suffisamment d’opportunités, surtout dans les zones rurales touchées par des sécheresses récurrentes. Ce sous-emploi endémique, qui a touché 331 000 jeunes entre 2020 et 2021, alimente un désir d’émigration. Des organisations comme la Jeune Communauté Marocaine Publico-éco (JCMP) tentent de répondre à cette crise en engageant les jeunes dans des projets d’entrepreneuriat et en les sensibilisant à leur rôle dans la société. Malgré leurs efforts pour « réconcilier » les jeunes avec l’idée d’un avenir viable au Maroc, les défis restent immenses, et il est crucial d’améliorer les stratégies d’intégration socio-économique pour éviter que des milliers de jeunes ne prennent des risques insensés dans leur quête de meilleures conditions de vie. Dans cette interview accordée à Challenge, Amine Sennouni éclaire sur cette problématique.

La ville de Fnideq a récemment été témoin de plusieurs tentatives d’émigration vers Sebta. Quelle lecture faites-vous de cette « vague d’émigration massive » ?

Amine Sennouni : Ces jeunes et mineurs font face à une économie nationale qui peine à générer suffisamment d’emplois pour absorber les 300 000 nouveaux jeunes qui arrivent annuellement sur le marché du travail. De ce fait, le modèle de croissance qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui n’est manifestement pas suffisamment inclusif, notamment dans le milieu rural, où aucune activité économique ne fait de l’ombre à l’agriculture, hélas confrontée, ces dernières années, à une série de sécheresses.
En sus, la prévalence du sous-emploi fait que le chômage des jeunes persiste à des niveaux élevés, alimentant par la même occasion le stock des NEET dans notre pays, avec le manque d’opportunités d’emplois rémunérés, ou encore le manque de qualifications adéquates pour intégrer facilement le marché du travail, souvent corrélés à des lacunes en matière d’orientation scolaire, qui se répercutent par la suite sur l’employabilité des jeunes une fois qu’ils quittent le système éducatif, avec au compteur 331 000 cas de décrochage scolaire enregistrés sur la période 2020-2021.

Le mode virtuel d’organisation de cette vague de migration cherchait « l’effet de massification » pour pouvoir braver l’approche sécuritaire adoptée pour les empêcher de fuir leur pays vers Sebta et, de là, vers l’Europe. Peu importe si cette campagne d’incitation à une immigration clandestine collective était orchestrée ou non par une entité inconnue, comme l’a qualifié le gouvernement à travers une déclaration de son porte-parole en marge du Conseil de gouvernement tenu jeudi, ces jeunes et mineurs ayant rejoint cet appel ne peuvent risquer leur vie et laisser leurs parents et proches par milliers (sachant que le nombre aurait dû être plus élevé, puisque les forces de l’ordre se sont mobilisées partout au Maroc pour empêcher tout déplacement à cet effet, moyennant le transport public), que si la précarité les hante et qu’ils se trouvent dans une totale incertitude, traduite par l’absence de tout horizon et de tout avenir.

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On constate que même des jeunes diplômés sont davantage enclins à émigrer. Rappelons que le CESE fait état de 1,5 million de jeunes NEET âgés de 15 à 24 ans. L’émigration est-elle une décision raisonnable ?

Pour le seul mois d’août, le ministère de l’Intérieur a indiqué que plus de 11 000 tentatives de migration avaient été déjouées et le HCP a estimé qu’en 2022, un jeune marocain sur quatre, entre 15 et 24 ans, se trouvait dans une situation de NEET (Not in Education, Employment or Training), soit 1,5 million d’individus. Ce chiffre souligne l’insuffisance des stratégies et politiques publiques consacrées à l’intégration socio-économique de cette catégorie particulièrement vulnérable. Nous pouvons dire que la décision d’immigration irrégulière n’est guère judicieuse, puisque ces mineurs et jeunes risquent leur vie, et même s’ils parviennent à rallier le préside occupé de Sebta, rien ne leur garantirait une intégration dans le marché du travail.

Néanmoins, la pression psychologique qu’endosse cette catégorie est bien forte ; elle est souvent considérée, par la famille et la société, comme inactive et absolument pas productive, ce qui provoque des sentiments de marginalisation nourris de frustration. Le mineur, ou le jeune, cherche une délivrance, quel qu’en soit le prix, même si cela devait lui coûter sa vie. Autrement, l’impasse et la quête d’une solution immédiate rendent l’irrationnel un ultime choix.

L’emploi et l’accompagnement des jeunes étudiants marocains est l’une des priorités de la jeune communauté marocaine publico-éco, qui ambitionne de « réconcilier » les jeunes avec la chose publique et l’entrepreneuriat citoyen. Qu’en pensez-vous ?

La jeune communauté marocaine publico-éco (JCMP) est une association à but non lucratif, comptant un réseau national dans plusieurs écoles, facultés et institutions d’enseignement supérieur, croyant que cette catégorie de jeunes étudiants est sur le chemin de la maturité et de l’accomplissement de soi afin d’en faire une pépinière de leaders pour le Maroc de demain.

En effet, l’association agit dans deux volets : celui de l’entrepreneuriat citoyen, visant à traduire la citoyenneté et l’appartenance des jeunes à la patrie par la mise en œuvre de projets et d’actions citoyennes dans tous les domaines (culture, sport, social, etc.), avec l’objectif de créer un impact durable. Le second volet concerne la chose publique, visant à impliquer les jeunes dans la vie publique à travers des sessions de travail organisées avec des centres décisionnels, des ateliers de formation, des rapports analytiques et des recommandations, des compétitions de débat, ou encore des pétitions et des contenus de vulgarisation de la chose publique sur les réseaux sociaux.

En termes de résultats, et même en étant une association dont le périmètre d’action et d’impact demeure réduit, la JCMP a organisé, à travers ses antennes sur les campus universitaires nationaux, plus de 60 projets et activités citoyennes sous l’égide du bureau exécutif national au fil de cinq saisons universitaires. Les projets étaient ancrés dans plusieurs domaines, comme l’environnement avec des idées créatives pour le développement des énergies renouvelables, ou encore la réorganisation des activités artisanales dans plusieurs régions de notre pays. Nous avons proposé des stratégies commerciales de promotion, permettant à plusieurs acteurs de valoriser leurs produits, de les faire connaître davantage et d’augmenter en conséquence leurs revenus. Cela concernait aussi des jeunes capitalisant sur leur ouverture aux TIC.

Pour l’emploi, la JCMP a recensé environ 20 ateliers pratiques de formation sur l’entrepreneuriat et la création de startups, de l’idée à la réalisation, animés par une cohorte d’experts de l’ANAPEC et des incubateurs de startups, pour exhorter les jeunes à filtrer leurs idées et les rendre réalisables avec détermination. Nous avons même compté parmi nos intervenants un lauréat du réseau national JCMP, qui est venu partager son expérience en tant que cofondateur d’une startup, inspirant ainsi les jeunes étudiants à se tourner également vers les initiatives entrepreneuriales.

Sur le volet de la chose publique, la JCMP, par le biais de sessions de travail avec les responsables gouvernementaux et parlementaires, ainsi que par des conférences et la publication de rapports analytiques et de recommandations, a organisé deux grands séminaires et tables rondes sur l’emploi et les jeunes, respectivement en 2017 et 2018, dont l’un en partenariat avec l’ANAPEC. Ce dernier a été couronné par des recommandations adressées aux cercles de décision concernant les problématiques. Parmi ces recommandations, nous citons principalement :

  • L’obligation scolaire jusqu’à l’âge de 16 ans et la fin du renvoi des élèves du système éducatif en cas de redoublements répétés, avec la mise en place de cellules d’écoute, de soutien psychologique et d’orientation scolaire au sein des établissements, chargées de surveiller les élèves les plus susceptibles de décrocher ;
  • Développer un réseau dense de points d’accueil, d’écoute et d’orientation, liés à un système d’information unifié via des formulaires électroniques préétablis, alimentés par les données des jeunes NEET, permettant ainsi de suivre leur parcours jusqu’à leur engagement dans des solutions d’intégration socio-économique ;
  • Élargir la couverture géographique des écoles de la « deuxième chance » nouvelle génération et les équiper de ressources appropriées, tout en mobilisant des équipes pédagogiques spécialisées et en exonérant les jeunes NEET des frais d’inscription dans les établissements de formation professionnelle. Ils devraient également bénéficier automatiquement de bourses dès leur inscription à l’OFPPT.

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La « réconciliation » avec la jeunesse n’est pas chose facile, car elle demande du temps et des efforts. D’autant plus qu’il s’agit de jeunes adolescents et mineurs de plus en plus pessimistes et de plus en plus manipulés par des « vendeurs d’illusions ». Quelle place occupe l’approche psychologique au sein de la JCMP ?

En vérité, l’approche psychologique est systématique dans notre action, puisque nous nous adressons à des jeunes qui choisissent l’associatif pour traduire leur esprit de volontariat et de charité, souvent guidés dans leurs actions. Nous les armons de valeurs de citoyenneté, de militantisme, de service à la nation, et de contribution à l’édification du Maroc que nous souhaitons pour demain.

D’un autre côté, et pour que notre action ne se limite pas uniquement aux jeunes étudiants, la JCMP devrait lancer, cette saison, un programme intitulé « Citoyen, dès la fleur de l’âge ». Nos jeunes étudiants iront, par le biais des clubs, à la rencontre des élèves du primaire, du collège et du lycée de leur région, pour les orienter sur l’après-bac, les initier à la prise de parole en public, au sens critique, et à la production d’idées, tout en répondant à leurs préoccupations et attentes. Un tel programme devrait raccourcir la distance entre deux générations de jeunes et permettre aux élèves, pour la plupart mineurs, de s’imprégner d’un esprit de citoyenneté et de détermination dans un parcours qui pourrait être parsemé d’embûches et de défis.

 
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