Anas Abdoun: «La politique commerciale du Maroc ne se limite plus à attirer la relocalisation»
Ces dernières années, le gouvernement a instauré plusieurs mesures antidumping portant notamment sur des produits turc, chinois ou encore égyptien, voire européen et américain. Mais, la Chine, la Turquie et l’Egypte sont les pays les plus visés par les enquêtes du ministère de l’Industrie et du commerce. Paradoxe : en déployant des mesures de défense commerciale, le Maroc finit aussi par s’attirer les foudres de ses « alliés ». Décryptage de Anas Abdoun, consultant en stratégie spécialisé dans l’énergie et la prospective économique.
Challenge : De plus en plus de grandes entreprises marocaines saisissent le ministère de tutelle pour se défendre contre l’accroissement massif des importations, la menace de dommage grave… Comment expliquez-vous cette tendance ? Ces plaintes sont-elles toujours fondées ?
Anas Abdoun : Cette tendance émerge d’une double maturation dans les affaires liées à la mondialisation, tant du côté des grandes entreprises que du ministère de l’Industrie, qui reconnaissent que derrière les accords bilatéraux ou les accords de libre-échange, il y a divers acteurs, étatiques ou privés, qui ne respectent pas les règles du jeu. Les acteurs marocains, qu’ils soient étatiques ou privés, forts de leur expérience, comprennent désormais les nouveaux mécanismes de l’intelligence économique, du cadre juridique et des procédures politiques pour rectifier ces déséquilibres ou ces pratiques commerciales déloyales, à l’instar de leurs homologues dans d’autres pays du monde.
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Challenge : La Chine, la Turquie et l’Egypte sont généralement les pays indexés par les industriels marocains réclamant des mesures antidumping. Et à chaque fois qu’ils saisissent le ministère du Commerce et de l’industrie pour concurrence déloyale provenant de ces pays, ils obtiennent gain de cause. Est-ce une simple coïncidence ?
A.A : Les trois pays mentionnés, la Chine, la Turquie et l’Égypte, sont associés à des pratiques commerciales controversées et à des politiques industrielles qui affectent les marchés internationaux de différentes manières.
En ce qui concerne la Turquie, elle bénéficie largement de subventions gouvernementales directes ou indirectes dans de nombreux secteurs industriels. Ces subventions peuvent fausser la concurrence en donnant un avantage déloyal aux entreprises turques sur les marchés internationaux.
Quant à l’Égypte, un certain nombre d’entreprises du pays sont liées à l’État ou à l’appareil militaire, ce qui rend opaque la question des subventions gouvernementales. De plus, l’Égypte est connue pour adopter une politique exportatrice volontariste et pour créer des obstacles artificiels à ses importations, ce qui peut fausser les accords de libre-échange en favorisant les exportations du pays au détriment des importations.
Enfin, la Chine est régulièrement critiquée pour ses pratiques de dumping, consistant à vendre ses produits à des prix bien en dessous de leur coût réel de production. Ces pratiques faussent la concurrence sur les marchés mondiaux et ont un impact significatif sur les industries des autres pays.
Challenge : L’Europe et les USA sont les deux bastions qui battent les records en termes d’application des mesures antidumping. Est-ce à dire que le Maroc peut encore renforcer son système de défense commerciale qui n’a pas changé depuis son déploiement en 2011 ?
A.A : Bien sûr, à mesure que le Maroc s’engage davantage dans la mondialisation, il acquiert une compréhension plus profonde des mécanismes en jeu, ce qui l’amène à renforcer son système législatif et ses outils de contrôle. La politique commerciale du Maroc ne se limite plus à attirer les Investissements directs étrangers et à encourager la relocalisation, mais vise désormais à devenir une puissance exportatrice régionale. Cela nécessite une révision de son cadre juridique pour accompagner les entreprises dans leur expansion vers de nouveaux marchés, tout en consolidant le marché intérieur. C’est une condition essentielle pour favoriser l’émergence de grandes PME ou de grands groupes capables à leur tour de promouvoir l’image du Maroc à l’international.
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Challenge : Pourtant, les instruments de défense commerciale du Maroc sont attaqués de toutes parts. Alors qu’ils font l’objet de plaintes devant l’OMC pour illégalité, certains opérateurs nationaux dénoncent leur caractère contreproductif. Comparées à celles d’autres pays, au Maroc les mesures antidumping et compensatoires sont-elles efficaces ?
A.A : Effectivement, le fait que la politique commerciale du Maroc soit contestée à l’échelle internationale ne doit pas nécessairement être interprété comme un signe négatif. Dans un contexte où le commerce international est de plus en plus judiciarisé, les litiges font désormais partie des stratégies utilisées par les États et les entreprises pour défendre leurs intérêts sur le marché mondial. Les mesures antidumping et compensatoires mises en place au Maroc peuvent certainement être améliorées, d’autant plus qu’elles n’ont pas encore un historique significatif de réussite.
Le Maroc doit trouver un équilibre délicat entre l’ouverture de son marché pour attirer les investissements directs étrangers et la protection de son marché intérieur pour favoriser l’émergence de groupes nationaux compétitifs. De plus, il est essentiel de hiérarchiser les secteurs économiques. Le Ministère ne peut pas se battre sur tous les fronts simultanément. En effet, les départements économiques du Japon ou de l’Allemagne disposent de ministères dédiés soutenant leurs entreprises, avec des budgets considérables. Le Maroc doit donc choisir ses batailles en fonction des secteurs clés, stratégiques ou à fort potentiel de croissance pour le pays. C’est sur cette base que le futur cadre législatif marocain devrait être élaboré, en trouvant un équilibre entre l’attrait des investissements étrangers, la protection du marché intérieur et le développement des secteurs stratégiques.