Arsène Wenger: «Le leadership est une question d’inspiration et de conviction»
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L’ancien entraîneur d’Arsenal et actuel directeur du développement du football à la FIFA, figure emblématique du football, Arsène Wenger, nous livre ses réflexions sur l’évolution du football mondial, du leadership, et de son application au monde de l’entreprise.
Challenge : Vous êtes l’invité d’honneur de cette première édition du «The Challenge Leadership Show». Est-ce votre première visite au Maroc ?
Arsène Wenger : Non, ce n’est pas ma première visite au Maroc. En fait, j’ai eu l’occasion de venir plusieurs fois dans le passé. Plus récemment, je m’y rends de manière plus fréquente, car je fais partie de l’organisation du football de haut niveau. Le Maroc occupe une place de plus en plus cruciale dans le développement du football, et c’est fascinant de voir comment ce pays contribue à l’évolution du sport à une échelle internationale. De plus, le pays a une riche histoire sportive et un potentiel énorme pour le futur. C’est un endroit qui me permet aussi de mieux comprendre les dynamiques culturelles et sportives de la région.
Challenge : Le Maroc a atteint les demi-finales de la Coupe du Monde 2022, une performance exceptionnelle dans l’histoire du football. Quelles sont vos impressions sur cette réussite ?
De plus, le Maroc se prépare à organiser conjointement la Coupe du Monde 2030 avec l’Espagne et le Portugal. Quel est votre point de vue sur cette collaboration, et quelles sont les opportunités et les défis que cela pourrait apporter ?
A.W. : Je suis extrêmement impressionné par la performance du Maroc lors de la Coupe du Monde 2022. Atteindre les demi-finales est un exploit remarquable, non seulement pour l’équipe marocaine, mais aussi pour tout le football africain et arabe. Cela témoigne d’une grande détermination, du talent individuel et collectif de l’équipe, ainsi que de la cohésion et de l’organisation qui ont fait défaut à beaucoup d’autres grandes nations. Cette performance a mis en lumière non seulement le potentiel du football marocain, mais aussi son influence croissante sur la scène mondiale. En tout cas, c’est une réussite qui a inspiré des millions de fans et a marqué l’histoire du sport. Pour moi, cela représente bien plus qu’une simple performance sportive ; c’est un moment clé dans l’histoire du football et dans l’affirmation de la position du Maroc sur la carte du sport mondial.
Quant à l’organisation conjointe de la Coupe du Monde 2030 avec l’Espagne et le Portugal, je trouve cette initiative formidable et visionnaire. Trois pays aux cultures riches et diversifiées se sont unis pour offrir une expérience unique aux joueurs, aux spectateurs, et aux communautés locales. Une telle collaboration présente de nombreuses opportunités : elle renforcera non seulement les liens entre les pays hôtes, mais stimulera aussi le tourisme, mettra en valeur l’infrastructure des pays et créera une dynamique de coopération régionale. Cela démontre également la capacité du Maroc à prendre un rôle de leader dans les grands événements sportifs internationaux, tout en mettant en avant son ambition de jouer un rôle important dans le développement du football mondial. Il faut aussi souligner un autre événement crucial pour le Maroc : le pays va accueillir la Coupe du Monde féminine des moins de 17 ans pendant cinq années consécutives. C’est un engagement extraordinaire pour le développement du football féminin, un domaine qui me tient particulièrement à cœur.
Challenge : Vous avez souvent évoqué le fait que le football ne se résume pas simplement à un jeu avec un ballon, mais qu’il s’agit aussi d’une gestion des joueurs. Pouvez-vous nous parler de la «méthode Wenger», cette approche unique que vous avez développée au fil des années ?
A.W. : Pour moi, le football est bien plus qu’un simple sport : c’est une école de la vie. Il permet aux jeunes joueurs de comprendre des valeurs fondamentales telles que la discipline, le respect de soi et des autres, et l’importance du travail collectif. Mais au-delà de l’aspect sportif, c’est aussi une école de décision. J’ai toujours cherché à donner aux joueurs les outils pour réfléchir, juger et prendre des décisions sur le terrain. En tant qu’entraîneur, mon rôle est de créer des situations qui permettent aux joueurs de développer leur capacité à faire des choix et à apprendre de leurs erreurs. Je crois fermement que le football est un moyen d’éducation, et cela s’applique à la fois aux joueurs et aux entraîneurs.
Un des aspects que j’ai toujours essayé de mettre en avant, c’est la capacité à éduquer le jugement des joueurs. Un bon entraîneur ne dicte pas seulement des règles, il crée un environnement dans lequel les joueurs peuvent expérimenter, échouer, mais aussi apprendre à se relever et à progresser. Cela exige une vision à long terme et une approche cohérente du travail. Il s’agit de donner aux joueurs la confiance nécessaire pour qu’ils prennent des décisions par eux-mêmes, tout en étant là pour les guider lorsque cela est nécessaire.
Challenge : Durant votre carrière professionnelle, avez-vous observé des situations où vos méthodes de leadership ont produit des résultats plus significatifs, indépendamment du talent des joueurs ?
A.W : C’est difficile à dire précisément. Mon objectif a toujours été de mener mon équipe vers un championnat sans aucune défaite, en cherchant une perfection aussi proche que possible. Prenez l’exemple de l’Argentine, victorieuse de la Coupe du Monde 2022, ou du Maroc, demi-finaliste : on ne peut que saluer le travail des entraîneurs, mais, au final, c’est toujours le vainqueur qui est célébré. Cela ne signifie pas nécessairement que ce dernier était le plus méritant.
Challenge : Le leadership évolue-t-il avec les avancées technologiques actuelles, notamment l’intelligence artificielle ? Jusqu’où pensez-vous que cela ira, et en tant que responsable du développement mondial à la FIFA, quelle est votre perspective sur ce sujet ?
A.W : Nous avons mis en place un service d’analyse des données pour les compétitions mondiales, développé en parallèle avec l’intelligence artificielle. Désormais, grâce à l’IA, nous pouvons analyser en temps réel toutes les données d’un match et fournir des informations précieuses sur son déroulement. Par exemple, l’IA peut détecter si l’adversaire a modifié sa formation ou identifier les erreurs de positionnement des joueurs en défense ou en attaque. À la 25e minute d’un match, vous pouvez lui demander ce qui ne va pas dans votre équipe et obtenir une réponse instantanée. Bien que ce service soit encore expérimental, il sera déployé en 2026. Est-ce que cela marque la fin des entraîneurs ? Non, je pense que la dimension humaine reste essentielle. L’intelligence artificielle ne pourra jamais remplacer l’expérience vécue, ce que l’entraîneur peut transmettre grâce à son vécu et son intuition.
Challenge : Est-ce qu’aujourd’hui tout le monde peut aspirer à être leader ?
A.W : Oui, je crois fermement que tout le monde peut devenir leader. Bien sûr, cela dépend du domaine dans lequel on évolue. Au cours de ma carrière, j’ai souvent invité des personnes exceptionnelles à venir partager leurs expériences avec mes joueurs. Après avoir entendu une vingtaine de ces personnalités, je me suis demandé ce qu’elles avaient en commun. J’ai identifié quatre principes : quel est votre rêve ? Comment le réaliser ? Éliminez les pensées négatives et engagez-vous pleinement. Tous ces leaders partageaient ces valeurs. Je pense que tout un chacun a la capacité de devenir un leader. Tout commence par poser cette question : quel est mon rêve et que dois-je faire pour l’accomplir ? En répondant à cette question, vous devenez le leader de votre propre vie. Comme l’a dit un grand écrivain : il y a deux moments décisifs dans votre vie : le jour où vous êtes né, et le jour où vous découvrez pourquoi.
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Challenge : Les méthodes de leadership que vous avez développées dans le sport, et plus particulièrement dans le football, sont-elles applicables au monde de l’entreprise ?
A.W : Absolument. J’ai eu l’occasion de le constater avec la FIFA. En tant qu’entrepreneur et voyageur, je rencontre de nombreuses personnes issues du monde des affaires. En général, que ce soit dans le sport ou l’entreprise, on observe souvent un manque de focus sur la performance et une répartition floue des responsabilités. Le défi reste le même : maintenir une performance optimale tout en créant un esprit d’équipe.
Challenge : L’évolution du football aujourd’hui vous semble-t-elle bonne ou inquiétante ?
A.W : Je ne juge pas si l’évolution est bonne ou mauvaise, car les joueurs ne cessent de s’améliorer et les exigences sont de plus en plus élevées. Ce qui marque surtout le sport moderne, et particulièrement le football, c’est l’intensité. L’organisation est devenue beaucoup plus stricte et rigoureuse. Ce qui fait que la créativité, qui nécessite de la liberté, est désormais restreinte. Avant, un joueur pouvait exprimer pleinement ses qualités personnelles au sein d’une équipe, mais aujourd’hui, il faut d’abord remplir les tâches collectives avant de pouvoir s’affirmer individuellement. Le degré de liberté est donc bien plus limité qu’il y a vingt ans.
Challenge : En tant que directeur du développement du football à la FIFA, quelle est votre évaluation du niveau et de l’état du football au Maroc ?
A.W. : Le Maroc est dans une période de grâce, c’est sa période dorée. Après une performance aussi remarquable lors de la Coupe du Monde 2022, il est évident que le pays a franchi un cap. Mais cette réussite ne repose pas uniquement sur une génération de joueurs talentueux. Le Maroc a su structurer son football, investir dans des infrastructures modernes, comme son centre technique de haut niveau, que j’ai eu l’opportunité de visiter. Ce centre est un exemple pour d’autres nations qui souhaitent faire un saut qualitatif dans le développement de leur football. Cela représente un modèle à suivre pour d’autres pays, et le Maroc est bien parti pour s’imposer sur la scène mondiale du football.
De plus, il est important de souligner que les pays qui réussissent dans le football sont ceux qui investissent massivement dans l’éducation des jeunes joueurs. J’ai analysé le football à l’échelle mondiale, et il est clair que les nations les mieux classées au classement FIFA sont celles qui ont un excellent système éducatif pour les enfants, aussi bien pour les garçons que pour les filles. Le Maroc a bien compris cette dynamique et continue de faire des progrès impressionnants dans ce domaine.
Challenge : Vous êtes également connu pour avoir cru en des joueurs comme Georges Weah, que vous avez recruté à Monaco lorsqu’il avait 23 ans. Vous avez accompagné son développement, et il est devenu un joueur exceptionnel avant de se lancer en politique, devenant président du Liberia. Quelle a été votre expérience avec lui, et quel impact cela a-t-il eu sur vous en tant qu’entraîneur ?
A.W. : Georges Weah est un exemple extraordinaire de ce que peut apporter le football au-delà du sport. Lorsqu’il est arrivé à Monaco, il était encore un jeune joueur avec un potentiel énorme, mais il manquait peut-être de certaines qualités mentales et tactiques qu’il a su développer au fil des années. Je me suis toujours efforcé de lui donner les clés pour qu’il devienne non seulement un excellent joueur, mais aussi une personne forte et indépendante.
Ce qui est frappant dans l’histoire de Georges, c’est que c’est un homme qui n’a jamais oublié d’où il venait. Il a toujours fait preuve d’une humilité incroyable, même après avoir remporté le Ballon d’Or et accédé à la présidence du Liberia. Lors de la remise de ce prestigieux prix, il m’a invité sur scène pour m’honorer, et cela m’a profondément touché. Sa maturité à un si jeune âge est un modèle pour tous ceux qui cherchent à se dépasser, tant sur le terrain qu’en dehors. Cela m’a appris que l’entraîneur ne se contente pas seulement de former des joueurs, il participe également à la formation d’individus qui peuvent avoir un impact bien plus grand dans leur société.
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Challenge : Selon vous, quel est le rôle essentiel d’un leader pour faire avancer une équipe, qu’elle soit sportive ou dans un autre domaine ?
A.W. : Le rôle d’un leader, c’est avant tout celui d’un guide. Un leader est quelqu’un qui a une conviction forte, qui croit en la capacité de son équipe à atteindre un objectif, et qui sait comment orienter les autres dans cette direction. Un bon leader a l’art de donner des repères, de montrer la voie, et surtout, il tire le meilleur de ses collaborateurs. Il doit être un modèle, une source d’inspiration pour les autres, et il doit être capable de s’adapter aux besoins de l’équipe pour l’amener à son meilleur niveau.
Mais plus que tout, un leader doit savoir encourager et faire progresser les autres. Il ne doit pas être là pour imposer sa volonté, mais pour donner aux autres les outils nécessaires pour qu’ils puissent eux-mêmes réussir.
Challenge : Quels sont les moyens concrets de maintenir la confiance au sein d’une équipe ?
A.W. : La communication est la clé. Une communication fluide et continue avec les joueurs, mais aussi une écoute attentive de leurs ressentis, est essentielle pour maintenir la confiance au sein d’une équipe. En tant qu’entraîneur, il est crucial de ne jamais perdre le contact avec les membres de l’équipe, car cela permet non seulement de comprendre leurs préoccupations, mais aussi d’adapter la stratégie pour maximiser les chances de succès. La transparence est primordiale, et la capacité à résoudre les problèmes efficacement passe souvent par une bonne communication.
La confiance se renforce également lorsque les joueurs savent que l’entraîneur est là pour les soutenir, et non pour les juger. C’est un aspect fondamental pour garder une bonne dynamique au sein du groupe.
Challenge : Comment gérez-vous les moments de doute et les échecs, par exemple après une défaite ?
A.W. : Le doute, je le vois comme un processus de réflexion. Après une défaite, il est important de prendre du recul, de regarder les choses de manière objective, presque comme un observateur extérieur. Il y a d’abord l’émotion de la frustration, mais ensuite, il faut rapidement trouver les ressources nécessaires pour comprendre ce qui n’a pas fonctionné et comment corriger la situation. Un grand entraîneur est celui qui arrive à réduire le temps de crise. Là où certains entraîneurs perdent cinq matchs consécutifs, un bon entraîneur en perd seulement un ou deux, car il parvient à isoler rapidement les problèmes et à y apporter des solutions.
Aujourd’hui, l’utilisation des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle en particulier, permet de recueillir des données en temps réel pour mieux analyser les performances. Cela permet de réagir très vite et d’ajuster les stratégies rapidement, et je pense que lors de la Coupe du Monde 2026, vous verrez l’influence grandissante de l’intelligence artificielle dans l’analyse des matchs. Mais je préfère parler de l’intelligence tout court, car au fond, il s’agit simplement de prendre les bonnes décisions basées sur les informations disponibles.
Challenge : Beaucoup vous décrivent comme un puriste du football. Est-ce que cette exigence se reflète dans votre vie quotidienne ?
A.W. : Oui, je dirais que la rigueur est une valeur essentielle dans ma vie, aussi bien sur le terrain qu’en dehors. En tant que jeune homme, on peut être plus décontracté et insouciant, mais à mesure que l’on mûrit, on prend conscience que pour réussir dans le sport de haut niveau, il faut une discipline de fer. La rigueur est une excellente école de vie, bien qu’elle ne soit pas toujours synonyme de bonheur immédiat. Mais cette rigueur nous aide à nous dépasser et à atteindre des objectifs plus élevés. La passion reste au cœur de ce processus, mais elle s’accompagne souvent de sacrifices et de difficultés qui nous poussent à grandir.
Challenge : Vous avez mentionné le football féminin. Pensez-vous que l’évolution du rôle des femmes dans le milieu sportif est suffisante aujourd’hui, ou reste-t-il encore des obstacles à surmonter pour qu’elles soient pleinement reconnues ?
A.W. : Le football féminin est aujourd’hui un élément essentiel du développement du sport, mais il reste encore beaucoup à faire pour arriver à une égalité parfaite avec le football masculin. Nous devons continuer à investir dans le développement des infrastructures et à soutenir l’émergence de nouvelles talents féminins. La Coupe du Monde Féminine des moins de 17 ans est un exemple très concret de ce que la FIFA met en place pour encourager ce développement. Toutefois, la route reste longue pour parvenir à une égalité parfaite, notamment en termes de reconnaissance médiatique et d’opportunités. Mais les choses évoluent positivement, et je suis convaincu que nous sommes sur la bonne voie pour un avenir plus égalitaire et plus juste pour le football féminin.