Attali : 2050, un monde sans «cœur» ? [Par Eric Besson]
Challenge s’enrichit d’une nouvelle chronique hebdomadaire. Intitulée «Le Monde qui vient», son auteur est Eric Besson, l’ancien ministre français de l’Industrie, de l’Energie et de l’Economie numérique, par ailleurs président d’une filiale marocaine d’un grand groupe de services suisse.
Chaque semaine, Eric Besson mettra en avant ses commentaires de livres, rapports, notes de Fondations ou de Think tanks, qui auront retenu son attention. Il abordera même parfois des sujets d’avenir avec comme objectif de synthétiser pour le lecteur la thèse principale de l’auteur (ou les réflexions auxquelles il conduit) et de donner envie à ce lecteur d’aller plus loin en se documentant sur le sujet.
Quel auteur, à part Jacques Attali, pourrait s’offrir le luxe d’écrire en «quatrième de couverture» d’un livre : «J’ai rassemblé ici, aussi clairement que possible, sans langue de bois et sans rien cacher des enjeux, tout ce que chacun devrait savoir sur la marche du monde et son avenir. Tout. Des mécanismes du pouvoir aux enjeux de la science. De l’histoire à la technologie. De la finance à la politique. De la géopolitique à l’écologie. De la culture à l’éthique. Des luttes sociales aux combats des femmes et des minorités» ?
Emanant de tout autre que lui, une telle immodestie ferait pour le moins sourire. Mais Attali, l’un des intellectuels les plus cultivés et les plus polyvalents, a quelques titres de noblesse. Lui qui a publié plus de livres (81) qu’il ne compte d’années (79 ans), peut tout à la fois vous présenter, à la façon d’un Yuval Harari, l’auteur du best-seller Sapiens, une histoire de l’humanité, ou se transformer en diététicien. Il vous faudra, par exemple, réduire votre consommation «de viande, de sucre, de tabac, d’alcool». Coach en développement personnel, chacun devrait mener «une réflexion sur son propre avenir, à partir d’une vaste introspection». S’interroger sur ses choix passés et à venir, sur ses erreurs. Se demander : «Suis-je en situation d’agir sur mon avenir, sur celui de ma famille, de mon entreprise, de ma ville, de mon pays, du monde», ou «suis-je assez actif pour obtenir ce qui me semble le mieux, pour moi et pour les autres ?».
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Attali nous suggère aussi de nous «donner les moyens de connaître au mieux (notre) propre situation matérielle» et de nous «en servir pour prévoir son évolution future». Se muant en conseil en patrimoine, il recommande des outils numériques se prêtant à ce type d’exercice, le «Personal Finance Management». Vous l’aurez compris, chacun devra faire «une analyse de ses propres comportements alimentaires, sportifs, psychologiques, professionnels, mentaux, scolaires, amicaux, sentimentaux». S’adonner à «la conversation, la lecture, la transmission, la musique, l’art en général, le jardinage, la cuisine, le bricolage et bien d’autres». Apprendre, toujours apprendre. Et anticiper. «Chacun devra aussi se préparer à l’inattendu, à l’impossible», à ce qui pourrait «tout remettre en cause d’un jour à l’autre». «Suis-je préparé à échouer, à vivre l’inattendu, à ne pas me décourager ?». Or «être prêt à l’imprévu et à l’impensable exige d’y réfléchir sérieusement». Cette exigence d’anticipation, si elle est vraie pour les individus, l’est encore davantage pour les nations. La prospective est un art difficile.
Attali s’y est souvent risqué. Fidèle à la méthode des prospectivistes, tirer les enseignements de l’histoire pour esquisser le monde qui vient, Attali considère que depuis «l’avènement de l’ordre marchand» en Occident, au XIème siècle, le monde a été dominé successivement par «neuf coeurs», neuf villes, neuf ports maritimes. Successivement Bruges (1250-1348) , Venise (1348-1453), Anvers (1453-1550), Gênes (1550-1620), Amsterdam (1620-1780), Londres (1780-1882), Boston (1882-1945), New-York (1945-1973), Los Angeles et la Californie (1973-2008). Et depuis ? Attali nous décrit un monde en crise. Malgré les progrès économiques et sociaux fulgurants réalisés depuis un siècle, «nous faisons face aux crises financières et écologiques, guerres et conflits se multiplient, les dépenses d’armement augmentent, au point que «au total, on n’est pas en guerre mondiale mais dans des guerres mondialisées».
En 2023, «les deux plus grandes puissances globales sont la Chine et les Etats-Unis». «Les Etats-Unis sont encore la première puissance mondiale, politique, économique, technologique et militaire», malgré des «faiblesses de plus en plus grandes». Le «cœur» est toujours en Californie mais c’est un «cœur vacillant».
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Car «bien des rivaux se présentent, en particulier la Chine», «aujourd’hui animée d’un désir de revanche et d’un sentiment de puissance». Les faiblesses chinoises sont tout aussi réelles que les faiblesses américaines. Sur ses forces majeures, Attali l’estime «la mieux placée pour utiliser et développer l’intelligence artificielle sur un immense marché pour l’instant docile». Elle serait (mais aucune source n’est citée) «en avance sur le reste du monde dans 37 des 44 principales industries d’avenir». Les Chinois investissent massivement, par exemple, dans les domaines de la santé ou du transport autonome. Huit des dix principaux ports mondiaux sont chinois. «L’enseignement supérieur chinois forme un million d’ingénieurs par an». Un million d’ingénieurs par an !! Qui dominera le monde de 2050 ? Attali semble hésiter. Il estime que «les Etats-Unis ne seront plus en 2050 la puissance dominante, ni économiquement, ni géopolitiquement, ni même culturellement». Certaines de ses villes, Miami, Houston, pourraient jouer un rôle majeur, à l’instar de Singapour, Dubaï ou Mumbai. Le dixième «cœur», s’il continue «son voyage vers l’Orient», sera «quelque part en Chine».
Ce n’est pas pour autant le pronostic d’Attali : «Je ne pense pas que la Chine abritera en 2050 le cœur de l’économie et de la politique mondiale». On s’acheminerait donc vers un monde polycentré, et même éclaté, où les Etats ne détiendraient plus qu’une parcelle de leur pouvoir passé. «L’ordre marchand sera devenu si puissant et la technologie si nomade qu’aucune puissance politique géographiquement déterminée n’aura plus la capacité de le contrôler, ni de l’orienter, ni de le réguler. Aucune armée ne pourra faire à elle seule la police de tous les océans, de toutes les terres, de tous les espaces, de tous les réseaux numériques, de tous les esprits, de toutes les révoltes. Aucun centre financier, aucune monnaie nationale ne pourront contrôler les marchés du monde. Nul ne pourra entraver la puissance du capital, dont la part dans la valeur ajoutée sera encore plus élevée qu’elle ne l’est aujourd’hui». De ce fait, «aucun pays ne sera au cœur, la périphérie n’acceptera plus d’ordre de personne».
Les perspectives qui en découlent sont peu réjouissantes. «Il n’y aura pas de lieu principal d’accumulation des richesses et des pouvoirs» et cette absence conduira à «un marché mondialsans état de droit», même si «pendant un temps encore, les Etats assureront chacun leur défense et la protection de leur état de droit». Ce sera alors le temps «des dictatures et des démocraties illibérales». Cortège de nuages sombres.
Le monde ferait alors face selon Attali à «trois menaces mortelles» :
Menace climatique : «Si rien de majeur n’est entrepris au plus vite, l’évolution du climat rendra la vie insupportable sur une large partie de la planète».
Menace d’un «hyperconflit» : «on se battra pour l’eau, pour la nourriture, pour des matières premières, pour un partage plus juste des richesses». Dans ce contexte, «bien des frontières pourraient alors bouger». Des exemples ? «La Russie pourrait être coupée en trois», «la Syrie et l’Irak pourraient être disloqués», «bien des pays africains pourraient être démantelés, tels le Mali, le Nigéria et la RDC (République démocratique du Congo)».
La menace de «l’artificialisation», par exemple de la santé : des bienfaits de la télésurveillance de notre organisme ou des progrès dans les luttes contre le vieillissement jusqu’au risque des «clones humains». Ou de l’éducation : «des prothèses viendront se greffer sur le cerveau pour augmenter les capacités mémorielles ; on décodera les états mentaux pour pénétrer les pensées». Des relations humaines avec la multiplication des robots ou des hologrammes. Dans ce monde à venir, «chacun se verra proposer d’être autoréparé, puis de produire des copies de lui-même, enfin d’être cloné. On ne pourra plus, un jour, faire la différence entre son clone et soi». C’est la civilisation humaine elle-même qui serait alors menacée. Pour échapper à ce «funeste destin», Jacques Attali prône un «virage radical». Ayant plaidé par le passé pour l’émergence d’un «gouvernement mondial», il constate lucidement qu’il n’existe pas et que «l’ONU, le G7 et le G20 n’ont jamais été aussi faibles». Il persiste à penser qu’il faudra tenter de «faire naître un embryon de pouvoir planétaire».
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Autres propositions : «imposer -ou du moins inciter- à des comportements positifs». Dans cette «société positive», on rendrait «inconstitutionnels toute loi, tout règlement, toute action dont on ne pourrait pas démontrer qu’ils sont conformes à l’intérêt des générations futures et de la nature». Mais Attali ne nous dit pas qui aurait la légitimité nécessaire pour ainsi apprécier ce principe de précaution poussé à l’extrême, ni sur quels critères on pourrait à l’avance définir l’intérêt des générations futures. On sait depuis la nuit des temps qu’un simple outil peut être, selon les mains de celui qui le tient, outil fécond ou arme fatale. Faut-il s’interdire de financer la recherche sur l’intelligence artificielle, l’ordinateur quantique, les robots du futur, les manipulations génétiques ? Nul ne sait aujourd’hui si ces avancées technologiques majeures seront à terme source de bienfaits ou de malheurs pour «l’humanité tout entière».
Conséquemment, Attali prône «d’éliminer toutes les productions de l’économie de la mort», parmi lesquelles il range toutes les énergies fossiles, et de développer «l’économie de la vie» : infrastructures durables, hydrogène, finance et assurance durable etc…
Il veut aussi voir adopter, plutôt que la mesure ou la croissance du PIB (Produit Intérieur Brut), les classements qui privilégient la qualité de la vie, par exemple l’indice de développement humain (IDH) de l’ONU. A cette aune, précise Attali, «tous les classements placent aujourd’hui en tête les pays scandinaves et la Nouvelle Zélande». Dans les dernières pages du livre, Jacques Attali se montre étonnamment directif et interventionniste. La liste est longue de ce qu’il faudrait selon lui limiter ou interdire pour réussir ce «Grand virage». Mais l’ancien conseiller très influent du Président Mitterrand s’interroge tout de même : «comment mettre en œuvre de telles réformes, dont la plupart seront provisoirement très impopulaires» et «vécues comme un ensemble de privations ou de punitions» ?
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L’esquisse de réponse pourrait faire sursauter : «A première vue, seule une dictature planétaire pourrait résoudre d’une façon efficace et mettre en œuvre le Grand virage». Et de préciser : «il n’est pas exclu que certains en viennent à proposer ou à imposer, dans la panique d’une catastrophe imminente, une ‘dictature verte’». Une dictature verte ! Qu’à Dieu ne plaise…
Lire Attali est toujours stimulant et roboratif. Son érudition et ses talents de pédagogue sont incontestables. Certaines de ses intuitions passées se sont révélées fondées. Pas toutes, évidemment. On peut cependant être plus réservé ou sceptique quant à ses propositions d’action concrète.
Cela n’atténue pas l’intérêt de la lecture de ces «modes d’emploi» du monde.
(*) Né au Maroc, Eric Besson est un ancien ministre français. Il fut notamment ministre de l’Industrie, de l’Energie et de l’Economie numérique sous la Présidence de Sarkozy. Coordonnateur d’un rapport «France 2025» paru en 2009, il se passionne pour la prospective et les grands enjeux de l’avenir. Eric Besson a aussi exercé de nombreuses responsabilités dans le secteur privé. Il préside aujourd’hui la filiale marocaine d’un groupe de services suisse. Il écrit cette chronique dans Challenge à titre personnel.