Culture

Fouad Souiba: «La distribution et l’exploitation demeurent les parents pauvres de l’industrie cinématographique au Maroc».

Le cinéma marocain depuis les années 80 cherche sa voie. Dans cet entretien exclusif, le réalisateur et romancier Fouad Souiba nous transporte dans un véritable récit où le cinéma marocain est raconté à la lumière de ses défis.

Challenge. Votre avis sur le cinéma Marocain ?

Fouas Souiba. Comme tout le monde le sait, le cinéma marocain a pris son envol depuis 1980, c’est-à-dire depuis l’institution de ce qu’on a appelé le fonds de soutien à la production, devenu l’avance sur recettes à la production nationale. Avant 1980, on produisait un à deux films par an. Après 1980, on a commencé à produire des courts et des longs métrages grâce à la subvention de l’État. Avant cette subvention, un prélèvement était effectué sur les tickets de cinéma, car il y avait environ 50 000 spectateurs par an dans les salles, et c’est à partir de ces recettes qu’on prélevait un impôt destiné à la caisse du fonds de soutien. Mais, comme les salles se sont réduites au fil des années, il n’y avait pratiquement plus de spectateurs dans les salles, ce qui a conduit l’État à trouver un moyen d’alimenter ce fonds en instituant l’avance sur recettes, qui est de l’ordre de 60 millions de dirhams par an, plus 15 millions accordés aux documentaires relevant de la culture.

Cette évolution permet aujourd’hui de produire en moyenne 25 longs métrages par an, une centaine de courts métrages, et une vingtaine de documentaires. Donc, la production évolue énormément, mais le gros problème reste la fermeture des salles, qui affecte négativement, bien sûr, la promotion des films marocains, même à l’intérieur du territoire. On a donc du mal à voir les films, d’où l’éclosion et la floraison de festivals de cinéma partout au Maroc. On en recense 80 par an, pour la plupart subventionnés également, car on a institué une subvention pour l’organisation des festivals, ainsi qu’un fonds pour l’ambulisme des salles, en plus du fonds d’aide à la production.

Au Maroc, il y a donc trois fonds accordés au cinéma : le fonds pour la production, ce qu’on appelle l’avance sur recettes, le fonds pour les festivals, et le fonds pour la création et l’ambulisme, la rénovation des salles de cinéma. Globalement, l’orientation que l’État a donnée au secteur depuis 1980 jusqu’à aujourd’hui a permis de créer environ 500 courts métrages. On assiste également à l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes dont une partie a été formée au Maroc. Un exemple marquant de cette génération est Asmae El Moudir, qui a été membre du jury au festival de Cannes.

Il y a aussi une génération de cinéastes formée à l’étranger, parfois issue de la deuxième ou troisième génération d’immigrés marocains en Europe, et une autre génération issue des écoles, universités et instituts de cinéma au Maroc. Globalement, la production et la qualité des films ont nettement augmenté par rapport au passé. Les cinéastes abordent aujourd’hui des thématiques qui étaient auparavant taboues.

La production a évolué, et plusieurs milliers de techniciens travaillent autour des films marocains et des films étrangers tournés au Maroc, car le pays est une destination importante pour la production internationale. Les tournages à Ouarzazate, Marrakech, dans le sud et dans d’autres villes marocaines permettent aux prestataires de services et aux sociétés de production de se roder et de se frotter à l’expérience internationale.

Cependant, comme je l’ai dit, le seul bémol reste la distribution et l’exploitation, qui demeurent le parent pauvre de cette industrie, qui n’arrive pas à se tenir debout tant que la chaîne manque ce maillon essentiel qu’est la rentabilisation de la production à travers la distribution et l’exploitation des films.

Pourquoi le Maroc n’arrive pas à produire des films internationalement reconnu ?

En ce qui concerne la deuxième question sur la difficulté du Maroc à produire des films reconnus à l’international, il est vrai que cela était valable il y a environ dix ou quinze ans. Avant cette période, à l’exception de quelques réalisateurs comme Souheil Benbarka, qui a brillé à Moscou en 1982 en remportant la médaille d’or avec le grand prix du festival grâce à son film Amok, une adaptation du roman Pleure, ô pays bien-aimé d’Alan Paton, abordant la question de l’apartheid en Afrique du Sud, il était rare pour le cinéma marocain d’obtenir une reconnaissance internationale. Il y a eu aussi quelques cinéastes comme Jillali Ferhati à Venise ou Ahmed El Maânouni à Cannes, mais ces cas étaient des exceptions.

Cependant, depuis une quinzaine d’années, plusieurs noms se sont imposés dans la production internationale, notamment dans des festivals comme celui de Cannes, considéré comme la Coupe du Monde du cinéma. Chaque année, ou tous les deux ans, des réalisateurs marocains, hommes ou femmes, sont en compétition, en avant-première, en compétition officielle, dans la section Un Certain Regard, à la Quinzaine des Réalisateurs, à la Semaine de la Critique, et dans l’espace de la production internationale. Cette reconnaissance constante parmi le gotha international indique un progrès significatif.

À cet égard, Thierry Frémaux, président du festival de Cannes, a annoncé en mai, lors de l’avant-première mondiale du dernier film de Nabil Ayouch, Everybody Loves Touda, que le Maroc est devenu une grande nation du cinéma mondial. Cette déclaration de la part d’un grand connaisseur et organisateur du plus grand festival de cinéma au monde confirme que la qualité des films marocains prime désormais. Cela montre que le cinéma marocain s’impose de plus en plus à l’international. Bien que nous n’ayons pas encore remporté la Palme d’or, nous avons obtenu plusieurs prix au fil des ans.

Un exemple de succès est le film d’Asmae El Moudir, distribué pratiquement dans le monde entier. Cependant, il n’a pas bénéficié du soutien d’une grande société de distribution, ce qui aurait pu lui permettre de générer plus de revenus. Néanmoins, la diffusion de ce film tout au long de 2023 et 2024, dans les plus grands festivals et dans les salles de cinéma, contribue à améliorer la situation financière du cinéma marocain.

De même, Nabil Ayouch voit ses films distribués partout, soutenus par plusieurs coproducteurs internationaux. Sa femme, Maryam Touzani, réalisatrice et comédienne, parvient également à placer ses films à l’international grâce à des coproductions internationales. Ce soutien permet à leurs films d’être diffusés dans les salles de cinéma, sur les chaînes de télévision, etc., offrant ainsi une respiration financière nécessaire à la poursuite de leurs projets cinématographiques.

Le Maroc a un véritable patrimoine historique, pourquoi on n’arrive pas encore à exploiter cette histoire dans les films ?

Pourquoi ne produit-on pas de films sur l’histoire au Maroc ? Je vais encore ouvrir la parenthèse de Souheil Benbarka. Souheil Benbarka est le seul cinéaste marocain à avoir pu aborder l’histoire du Maroc en remontant plusieurs siècles en arrière et en évoquant des sujets importants, comme l’histoire du prince Abdelmalek, le prince saadien de la dynastie saadienne. Il a traité de plusieurs épisodes historiques dans ses films, comme Les Amants de Mogador, qui raconte le début du XXe siècle dans la ville d’Essaouira. C’est un film qui parle de l’histoire. Il y a La Bataille des trois rois, qui raconte l’histoire d’Abdelmalek. Il y a Amok, une superproduction qui évoque l’apartheid en Afrique du Sud. Les Amants de Mogador raconte également le début du siècle à Essaouira. Un autre film important de Souheil est La Guerre du pétrole n’aura pas lieu, sorti en 1974. Ce film aborde la question de l’embargo pétrolier de 1973 par les pays producteurs de pétrole. Ce film est important car il raconte un épisode clé de l’histoire du XXe siècle.

Les films de Souheil Benbarka, comme on le sait, recrutent et emploient des stars mondiales. On y retrouve Harvey Keitel, Hugo Tognazzi, Marie-Christine Barrault, Massimo Ghini, ainsi que de grands comédiens marocains tels que Mohamed Miftah et Abdel Razzak Hakam. Une pléiade d’acteurs marocains et étrangers, y compris Farmer l’Américaine, une star mondiale, a joué dans le premier film de Souheil en 1971. Souheil Benbarka est le seul cinéaste marocain à avoir pu aborder cette thématique parce qu’il a appris le cinéma et travaillé en Italie, ce qui lui a permis de construire un carnet d’adresses extraordinaire avec des producteurs très cotés à l’international, comme Dino De Laurentiis. Cela lui a permis de s’appuyer sur des productions favorables à des superproductions historiques, qui nécessitent beaucoup de moyens.

Pourquoi ? Parce que les films historiques coûtent très cher. Il faut des costumes, des décors à construire, des costumes à imaginer, dessiner, fabriquer, et créer. N’oublions pas non plus le dernier film de Souheil Benbarka, De sable et de feu, qui raconte le Maroc en 1804, au début du XIXe siècle. Ce film, tourné il y a cinq ou six ans, à la veille du Covid, n’a malheureusement pas pu être diffusé dans de nombreux pays en raison de la pandémie et de la fermeture des salles de cinéma.

Les films historiques coûtent cher et les producteurs marocains ne peuvent pas s’aventurer dans de telles productions sans une grande diffusion à l’international. On ne peut pas investir beaucoup d’argent dans un film sans en assurer une exploitation à grande échelle pour rentabiliser le projet. Un film qui coûte 4, 5, 6, 8, ou 10 millions de dirhams doit être distribué dans plusieurs pays pour être rentable et permettre la production d’autres films par la suite. Si on investit beaucoup d’argent dans un seul film sans qu’il sorte, les autres cinéastes et techniciens risquent de chômer toute l’année.

Au Maroc, le fonds de soutien au cinéma est de 60 millions de dirhams par an, soit environ 6 millions d’euros, plus 1,5 million de dirhams pour les documentaires sur la culture hassanie. Si on consacre tout ce budget à un seul film historique, cela prendrait toute la cagnotte de l’année, et les autres cinéastes et techniciens seraient au chômage. Il est donc nécessaire de trouver d’autres producteurs et un marché pour les films marocains afin de permettre leur rentabilité et leur production à grande échelle.

C’est quoi aujourd’hui les défis du cinéma marocain?

Je pense ici à la solution trouvée par Souheil Benbarka : d’abord, un grand scénario, ensuite une distribution internationale, c’est-à-dire un casting international pour interpréter les rôles des films. Cela permet bien sûr de signer des contrats de coproduction, d’adhérer à la coproduction internationale, et de convaincre les producteurs internationaux de la qualité des films et de la possibilité de les diffuser à l’international. La recette trouvée par Souheil Benbarka, dès le début des années 70 avec Mille et une mains (1973) jusqu’à De sable et de feu (2019-2020), est simple : un grand scénario solide et un casting international. Tout cela est bien sûr appuyé par une coproduction impliquant plusieurs pays. Cette association de plusieurs pays permet d’avoir plus de financement et un marché de distribution et d’exploitation plus large pour le film.

Il n’y a pas de secret : il faut que la qualité augmente, que le film marocain puisse profiter d’une plus grande liberté, et que les cinéastes puissent s’exprimer sans autocensure, sans craindre la censure ou d’autres contraintes limitant leur liberté. Il est également essentiel de bénéficier de plus de financement pour réaliser les films dans de bonnes conditions, sans devoir amputer le scénario ou le plan de travail de scènes capitales qui peuvent affecter la qualité finale du film. Un scénario bien ficelé doit être tourné dans son intégralité pour harmoniser tous les éléments pensés lors de l’écriture et donner au film toute la qualité nécessaire.

Comment le Maroc peut exporter son 7e art et créer une véritable industrie du cinéma ?

Les défis actuels du cinéma marocain sont d’abord de continuer à produire des films, de continuer à tourner, de préserver sa liberté en abordant des thèmes et des sujets innovants, et surtout de travailler sur le langage cinématographique et d’innover dans la création cinématographique, car je crois que nous avons notre mot à dire dans ce domaine.

Le deuxième défi, qui est pour moi le plus important aujourd’hui, est de pouvoir rénover un jour les salles fermées, les salles historiques de quartier, au nombre d’une centaine ou cent cinquante, qui sont actuellement fermées. Il est crucial de les réhabiliter pour le plus grand bonheur des habitants de ces quartiers populaires, des quartiers anciens, des médinas, où de nombreuses salles sont en ruines. Il est vrai que l’État, par le biais du ministère de la Communication, a lancé un projet ambitieux et important : équiper cent cinquante salles de la culture et de la jeunesse avec des équipements DCP dernier cri, notamment en matière de son et d’image, pour diffuser les films marocains. Une cinquantaine de salles sont déjà équipées et commencent à fonctionner. D’ici la fin de l’année, une centaine d’autres salles seront également équipées du même système de projection DCP avec un centre Dolby, etc.

Le défi à relever maintenant est de fidéliser le jeune public marocain et étranger vivant au Maroc pour qu’il retourne dans les salles de cinéma. Nous le savons tous, une génération entière a été coupée du spectacle cinématographique, éloignée des écrans de cinéma, et n’a pas reçu cette culture durant son enfance. Il est donc difficile pour eux de revenir dans les salles aujourd’hui.

Le grand défi, en plus de rénover et de rouvrir les salles fermées, d’équiper les nouvelles salles de la culture et de la jeunesse avec des équipements DCP, est de travailler sur le public pour qu’il retourne dans les salles et vive l’expérience cinématographique.

Il faut aussi par conséquent doter les films de plus de moyens pour pouvoir justement aborder des thèmes comme celui de l’histoire, faire des films d’époque, faire des films du genre, faire des coproductions avec l’étranger, convaincre l’étranger de la qualité de nos techniciens, de nos cinéastes aussi pour pouvoir aller tourner ailleurs, signer des conventions de coproduction avec plus de pays. Donc il y a plusieurs défis qui sont à relever par le cinéma marocain et qui sont de l’ordre de la diffusion nationale et de la diffusion internationale du film marocain.

 
Article précédent

Mondial 2030. Le stade de Benslimane baptisé Grand Stade Hassan II [Premières images]

Article suivant

Le Hezbollah tire plus de 200 roquettes sur Israël