Fouzi Mourji : «L’économie marocaine peine à créer le nombre d’emplois qu’il faudrait»
Tour d’horizon avec Fouzi Mourji, sur la situation du marché de l’emploi au Maroc et les causes qui ont contribué à accentuer le fléau du chômage malgré les efforts consentis pour y faire face. Explications.
Challenge : Selon les dernières données du HCP, le taux de chômage au sein de la population active a atteint un sommet sans précédent, quelles explications selon-vous à ce problème ?
Fouzi Mourji : De mon point de vue, avant de s’alarmer ou de se réjouir d’une information statistique, il convient de s’assurer en premier de sa signification et ensuite de sa portée économique. En l’occurrence, comment est appréhendé le taux de chômage ? Pour son calcul on divise (comme on devait s’y attendre) le nombre de chômeurs par le total des individus qui sont en âge de travailler et qui participent au marché du travail. En d’autres termes, il y a la population en âge de travailler, ce sont les personnes âgées entre 15 et 60 ans. Parmi ces personnes certaines participent effectivement au marché du travail, elles constituent la population active. Celles qui trouvent un emploi, sont des actives occupées et celles qui n’en trouvent pas, sont au chômage. Et de ce fait, le taux de chômage correspond au nombre d’individus au chômage divisé par le total des « actifs » (cad ceux qui participent au marché du travail). Moralité, on ne peut apprécier le taux de chômage de façon correcte qu’en considérant parallèlement le taux d’activité (population active / population totale).
En effet, ce taux reflète d’un côté l’état d’esprit des individus par rapport à la conjoncture et d’un autre côté il influence le taux de chômage. Ainsi, quand la conjoncture économique est bonne (amélioration du rythme de la croissance du PIB, de l’investissement…), les chances de trouver un emploi augmentent, les niveaux des salaires anticipés s’améliorent et donc les individus sont incités (encouragés) à aller sur le marché du travail ; le taux d’activité progresse alors dans ce cas. L’effet inverse se produit quand la conjoncture est morose. Ajoutons que «l’ajustement» se fait souvent au détriment des femmes qui sortent en premier du marché ; ainsi leur taux déjà faible est en baisse, il atteint un niveau vraiment inquiétant et handicapant (18,3 %). Tenant compte de ces précisions, on peut effectivement s’alarmer du taux de chômage observé actuellement. De la note du HCP, il ressort qu’en glissement annuel, au 3ème trimestre 2023 comparé à 2022, le taux de chômage est passé à 13,5 % (11,4% un an auparavant). Et il y a vraiment lieu de s’inquiéter car le taux d’activité (le nombre d’individus qui cherchent un emploi) a diminué à 43,2 % (44 % en 2022). Plus explicitement, le taux de chômage aurait été plus grave, si la proportion des individus qui participaient au marché du travail était restée la même (n’avait pas baissé). Autrement dit, pour un taux d’activité inchangé (entre ces deux années) le taux de chômage aurait été de 15%.J’en viens maintenant à la seconde partie de votre question : quelques possibles explications.
D’où partons-nous ? La note du HCP compare, à juste titre, la situation par rapport à 2019 (avant la crise sanitaire) et aux années suivantes. Schématiquement 2020 a été l’année du confinement… et in fine de destruction d’emplois. L’année 2021 que j’aime bien qualifier de « l’année de l’espoir déçu » car nous y avions connu un sursaut, avec une croissance assez forte, 5,6 % (qui rattrape presque le manque à gagner de 2020). « Déception » car en 2022 et 2023, on a vécu une atonie de l’économie internationale, du fait de plusieurs facteurs : guerre d’Ukraine, inflation généralisée au niveau mondial… et au Maroc doublé d’aléas climatiques défavorables, avec leurs effets sur le secteur agricole. Comme vous le savez, l’importance de la population rurale confère à la production agricole, un effet plus que proportionnel (comparé à sa place en statique : quelques 13 % du PIB) sur la croissance globale, en termes d’élasticité.
On peut donc dire que du point de vue de la conjoncture, plusieurs facteurs contribuent à expliquer que le chômage progresse. Ajoutons tout de même qu’au niveau structurel, l’économie marocaine peine à créer le nombre d’emplois qu’il faudrait, faute d’un rythme de croissance suffisant, mais aussi que la qualité de l’emploi est telle qu’une partie de la dynamique de la production se solde par un mouvement à l’intérieur du marché du travail en transformant certains emplois non rémunérés et de mauvaise qualité en des emploi d’une qualité relativement meilleure.
Challenge : Pensez-vous qu’il y ait une corrélation entre le chômage et la formation ?
F.M. : De mon point de vue, ce n’est pas seulement en ces termes qu’il convient d’aborder la question du chômage. Il y a surtout le faible rythme de croissance que connait le Maroc depuis plusieurs décennies : nous en sommes bon an mal an, à quelques 3,5 % en moyenne, avec même une décélération sur les dix dernières années. Or pour un pays qui aspire à être émergent, le taux devrait, en continu, égaler ou dépasser 7% : 2 % pour faire face aux gains de productivité, 2 % pour absorber le stock des chômeurs et 3 % pour répondre à la croissance de la population en âge travailler et de sa composante active (cf. plus haut : les non participants qui viendront plus spontanément sur le marché). La question soulevée alors est comment accroître le rythme de croissance ?
Sans avoir la prétention de se considérer comme détenir la « solution magique », on peut se permettre d’énoncer quelques pistes : donner la possibilité à toutes les classes sociales (en les dotant de qualification et en leur permettant l’accès équitable au financement par exemple) pour mettre à profit tout le potentiel du pays ; relancer les investissements publics «utiles», s’assurer de la possibilité de financement des projets bancales et ceux d’utilité publique, ralentir la transmission intergénérationnelle des inégalités qui passe notamment par l’égalité des chances à travers une éducation de qualité pour tous (pour plus de détails, voir sur le site www.refeco.org, la contribution en 2019 d’un collectif de collègues à la réflexion pour un modèle alternatif de développement, sous forme de rapport).
Maintenant la qualité de la formation joue effectivement, mais pas uniquement dans le sens qu’on lui donne souvent de façon exagérée (la formule galvaudée «absence d’adéquation formation – emploi»). La formation joue certes, mais par bien d’autres canaux de transmission : notre économie ne réalise pas les gains de productivité d’un pays qui aspire à l’émergence, et c’est faute d’avoir aussi bien une proportion suffisante de personnes hautement qualifiées dans la population en emploi que d’activités productives en mesure de les absorber. Une compréhension « opérationnelle » des théories de la croissance endogène permet, selon moi, d’expliquer le paradoxe que nous vivons au Maroc : d’un côté nous n’avons pas assez de travail qualifié et de l’autre, nous avons un fort exode de compétences. Selon moi, c’est parce qu’il n’y a pas la « masse critique » (de nombre de qualifiés) qu’il faudrait pour que les externalités, qui font l’endogénéité de la croissance, puissent jouer. Il me semble que les jeunes bien formés qui partent s’épanouir dans d’autres pays, ne trouvent pas la reconnaissance qu’il faudrait, ni même les capacités d’encadrement requises pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Une personne de niveau de qualification médiocre ne sait, ni ne peut, encadrer et challenger un(e) jeune bien qualifié(e).
Challenge : Pourquoi selon-vous les efforts consentis par le gouvernement n’ont pas encore permis de faire face à ce fléau devenu structurel ?
F.M. : Les efforts du Gouvernement sont concentrés essentiellement sur l’investissement public en infrastructure (au sens large), or l’un des problèmes réside dans la persistance des inégalités. Ainsi, le consensus sur l’opportunité des autoroutes (par exemple) est peut-être discutable. Car, profitent-elles de la même manière à toutes les strates de la population ? Y-a-t-il des priorités ou investissements alternatifs dont le rendement social et global est plus significatif et plus porteur à long terme, pour ensuite donner lieu à des rythmes de croissance plus élevés. Toujours sur la question des inégalités : quand on observe les inégalités d’accès au financement, ce sont des forces d’innovation potentielles qui sont écartées d’emblée (voir le rapport précité).
Challenge : Les dispositions prises dans le cadre du PLF 2024, vont-elles permettre de résorber ce taux de chômage ou au contraire accentuer le fléau ?
F.M. : Vous savez, les dispositions d’un texte n’engagent que les structures qui en sont les conceptrices, en l’occurrence les composantes gouvernementales. Les mesures peuvent avoir un caractère incitatif (de l’investissement par exemple), mais a-t-on derrière ces mesures des preuves que les comportements des agents (et leurs élasticités) vont dans le sens que vous évoquez. On ne décrète pas la création d’emplois, elle est le résultat d’actions et de mesures incitatives dont l’effectivité doit être bien évaluée au préalable. De plus la résorption du chômage, étant donné les volumes concernés, ne peut se faire sur une année budgétaire, telle que régie par une Loi de Finances.
Enfin, il faut avoir conscience que la population des chômeurs n’est pas homogène : parmi les personnes au chômage, certaines sont de longue durée, d’autres viennent de rentrer sur le marché, d’autres connaissent un chômage conjoncturel (ont déjà exercé une activité) ; certains résidents en milieu rural et d’autres dans l’urbain (où le taux est plus exacerbé). Or, les mesures propres à faciliter l’insertion de chacune de ces catégories doivent être spécifiques, adaptées aux divers profils. Nous n’avons pas la possibilité de développer davantage ici, les contenus des dispositifs et leurs risques, avérés selon plusieurs travaux empiriques.
Challenge : Quelles sont vos recommandations pour faire face à ce problème et dynamiser le marché de l’emploi ?
F.M. : Nous devons avoir l’humilité d’admettre que personne ne détient « l’idée du siècle ». Cependant, ayons conscience que les stratégies doivent être de long terme : le chantier de l’éducation de qualité pour tous est à ouvrir, les décisions en matière de dépenses publiques doivent être fondées sur des évaluations de leurs effets sur la résorption des inégalités qui grèvent la croissance. Enfin, les préoccupations de court terme (souvent concentrées sur les équilibres financiers) ne devraient pas handicaper les chances de croissance plus forte sur les moyens et long terme ; sachant que celle-ci est génératrice de recettes qui lèveront in fine, de façon plus active et positive, les contraintes d’équilibre financier.
Son parcours
Il est Economiste, professeur d’économétrie à l’Université Hassan II. Il a publié plusieurs articles dans des revues scientifiques reconnues, co-dirige une revue (www.refeco.org), et a effectué plusieurs travaux et études économiques appliquées dans le cadre de consultations, notamment pour des institutions de développement international. Cet ancien chargé de mission au cabinet du Ministre des Finances a occupé plusieurs postes à responsabilités.
Son Actu
Fouzi Mourji décortique les derniers chiffres publiés par le HCP sur le marché de l’emploi au Maroc.