Interview

Imane Messaoudi-Mattei: «La crise de l’eau est avant tout une crise de gouvernance»

Dr. Imane Messaoudi-Mattei est géographe et agronome. Elle est chercheuse à l’Institut des Sciences de l’Environnement (Université de Genève, Suisse) et au Geneva Water Hub. Ancrées dans les sciences sociales, ses recherches explorent les questions d’accès, d’utilisation et de gestion des ressources hydriques dans différents contextes régionaux et transfrontaliers. Elle s’intéresse principalement aux dynamiques autour des pratiques d’irrigation, à la durabilité des ressources hydriques et des espaces ruraux, aux interdépendances entre espaces ruraux et urbains, et plus généralement à l’analyse des politiques agricoles et environnementales dans les pays semi-arides en général, et au Maroc en particulier.

Challenge : La situation de l’eau au Maroc ne cesse pas de s’aggraver. Quels sont d’après vous les principaux indicateurs d’alerte de cette situation ?   

Imane Messaoudi-Mattei : La crise de l’eau au Maroc ne se limite plus aux espaces ruraux. Elle est désormais globale et s’étend aussi aux zones urbaines et péri-urbaines, menace la disponibilité en eau potable pour une grande partie de la population, et a d’importantes répercussions sur nombre d’autres secteurs d’activités. Les six dernières années ont été marquées par de sévères épisodes de sécheresses consécutives, ayant touché l’intégralité du territoire marocain. Les niveaux des précipitations sont restés extrêmement faibles et nombre de recherches montrent qu’ils seraient amenés à l’être davantage à l’avenir en raison des effets du dérèglement climatique.

Par ailleurs, il est utile de rappeler que les 152 barrages du pays enregistraient des taux de remplissage historiquement bas ne dépassant pas 23,2% en début d’année. En ce qui concerne la disponibilité en eaux souterraines, d’après les chiffres officiels, les nappes seraient surexploitées à hauteur de 1,11MMm3/an. Les coupures d’eau potable ne cessent de se démultiplier dans plusieurs villes du royaume, et les résultats des campagnes agricoles sont désastreuses, impactant, par conséquent, l’économie marocaine toute entière. Mais au-delà de ces chiffres qui permettent de mesurer aujourd’hui la gravité de la situation et l’urgence d’agir « autrement », c’est sur le terrain, au contact des populations que l’on peut réellement apprécier et comprendre les répercussions de la raréfaction des ressources hydriques sur la plus grande partie de la population du pays. 

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Challenge : Pour faire face à cette crise, des décisions ont été prises par les autorités publiques et sont en cours de mise en œuvre. Ces solutions officielles sont-elles pertinentes et suffisantes pour garantir la durabilité des ressources hydriques au Maroc ?

I.MM. : Il est vrai que plusieurs projets ont récemment vu le jour pour pallier le manque d’eau dans les grandes villes du pays -on pourrait citer l’exemple très controversé de l’autoroute de l’eau pour alimenter, grâce à l’ « excédent » du bassin de Sebou, les villes de Rabat et de Casablanca-, et plusieurs autres ont été annoncés par M. Nizar Baraka aux commandes du Ministère de l’Équipement et de l’Eau, à l’occasion de la présentation du budget pour l’année 2024. L’objectif annoncé était notamment celui de la « sécurisation » de l’accès à de « nouvelles » ressources hydriques, que ce soit pour des usages domestiques, industriels ou agricoles. Ces projets s’articulent principalement autour de la construction de nouveaux barrages (plus d’une vingtaine – ce qui peut être étonnant lorsque l’on a en tête les taux de remplissage des barrages de ces dernières années -) et de stations de dessalement (6 étant en cours de réalisation, 16 autres à l’étude). Ils s’inscrivent dans des discours de « rationalité », de « résilience », de « durabilité », d’ « innovation », d’ « autonomisation », de « responsabilisation » des usagers (notamment des agriculteurs), tout en insistant sur le fait que ces discours pourraient aller de pair avec ceux d’une « modernisation » et d’un « développement » dont le Maroc aurait besoin. 

Le choix de ces solutions est très parlant, même alarmant pour les chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur les questions de durabilité et de résilience. La durabilité se retrouve associée exclusivement à des logiques gestionnaires. On pourrait même avancer qu’aujourd’hui, la rareté de l’eau au Maroc a été constituée comme un problème public afin de justifier de nouvelles politiques d’intervention en matière d’offre sans qu’il n’y ait réellement d’espaces de discussions ou de concertations entre les usagers autour de tels choix d’aménagement. Nous nous retrouvons finalement dans la continuité des modèles productivistes, à l’origine même de la crise hydraulique actuelle, de la dégradation de la qualité des ressources, et de l’accroissement des inégalités économiques et sociales. Des modèles de développement qui ne sont point remis en question et in fine des choix politiques qui se limitent à la valorisation de solutions technologiques afin de mobiliser éternellement de « nouvelles » ressources, sans une volonté d’aller vers des alternatives plus inclusives, axées d’abord sur les besoins et la demande des usagers, plus durables parce qu’elles seraient d’abord éminemment sociales.

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Challenge : Quelles sont justement ces autres alternatives possibles et quelles « bonnes pratiques internationales » observées pourraient inspirer et enrichir la politique de l’eau au Maroc, en particulier en matière de gestion des ressources destinées à l’irrigation ?

I.MM. : Il faudrait être prudent lorsque l’on souhaite procéder à des comparaisons internationales et à des travaux de benchmark. S’il peut être utile de s’inspirer de certaines expériences réussies, il est encore plus judicieux de partir des réalités locales, bien complexes, afin de co-produire avec les groupes d’acteurs concernés des solutions qui soient adaptées, et qui s’inscriraient dans la durée. Si l’on se concentre sur les pratiques d’irrigation, et plus généralement sur l’utilisation et la gestion de l’eau dans les espaces ruraux marocains, avant de lister les bonnes pratiques à développer et à adopter, il paraît fondamental de commencer par initier un dialogue sur l’avenir de l’agriculture au Maroc. Qu’est-ce que nous voulons produire ? Pour qui ? Pourquoi ? Quels sont aujourd’hui les besoins alimentaires des marocaines et des marocains ? Et à partir de là, commencer à évaluer la demande en eau afin de satisfaire ces besoins. Cette évaluation ne pourrait, par ailleurs, être rigoureuse que si elle permet à tous les groupes d’acteurs concernés de se réunir et d’échanger autour d’une table.

Sans l’initiation d’un tel débat public et d’un tel dialogue entre les groupes des usagers, des producteurs, des chercheurs (y compris ceux en sciences sociales longtemps considérés comme « trop embêtants »), des décideurs, on ne fera que perpétuer des solutions à court terme qui, pour beaucoup, ont déjà montré leurs limites. Rappelons, par exemple, comment la pratique du goutte-à-goutte a longtemps été vantée pour ses mérites d’économie d’eau alors qu’en réalité, celle-ci a contribué à élargir les superficies irriguées et à surexploiter, dans plusieurs régions du Maroc, les nappes phréatiques et les nappes profondes, avec l’appui des subventions publiques.

La crise de la rareté de l’eau est avant tout une crise de gouvernance, et une liste de pratiques cherchant à « responsabiliser » certains usagers, qui seraient plus « coupables » ou plus « ignorants » que d’autres, est loin d’être suffisant. Si par exemple nous nous inspirons de pratiques de gestion communautaires considérées aujourd’hui comme étant trop « traditionnelles », nous pourrions voir que celles-ci pourraient inspirer des modèles de gestion plus récents des ressources, et vice versa. Plus que jamais, l’urgence actuelle devrait faire ressortir de vraies alternatives écologiques, plus inclusives, au cœur desquelles nous verrions naître une justice sociale et environnementale au Maroc. Et nous avons toutes les ressources nécessaires pour aller dans ce sens au Maroc.

 
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