Jeanne Chiche : une femme à part
Son décès, le 26 février, a été presque totalement discret, à l’instar de son mode de vie qu’elle a préféré mener loin des projecteurs, tout en étant fortement et entièrement impliquée dans des actions de lutte pour la consécration effective des valeurs humanistes universelles. « Rebelle », elle l’a toujours été, au sens le plus noble du terme, dans ses idées et ses actes.
En tant que femme, ce n’est pas une intellectuelle qui a passé sa vie dans un bureau pour penser la réalité à travers des lectures et des idées reçues. L’essentiel de son temps s’est déroulé sur le terrain. Elle a appris l’arabe, le dialecte marocain et toutes les variantes de la langue amazighe pour être capable d’immersion dans la diversité territoriale, physique et culturelle du Maroc.
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A l’institut agronomique et vétérinaire, à Rabat, elle a côtoyé de nombreux chercheurs et spécialistes du monde rural, dont Paul Pascon et Najib Bouderbala, avec qui elle a partagé des moments d’émotion et de passion pour la connaissance d’une réalité rurale dans toute sa dynamique. D’abord géographe, proche des communautés pastorales au Maroc et spécialiste de l’agropastoralisme en Méditerranée, elle a mené des investigations sur la question foncière sous l’angle de la gestion des ressources communes et partagées, notamment l’eau.
En fait, la cartographie, en tant que science, fut son premier métier exercé à la faculté des lettres et des sciences humaines, à Rabat. Ce fut son point de départ dans l’apprentissage de l’observation de la réalité. L’esprit ouvert, sans « courants d’air », toujours vigilante, sa culture multidisciplinaire lui permettait d’écouter, de communiquer, d’échanger, de comprendre, d’interagir et de contribuer aux débats sociétaux.
Son militantisme politique et associatif sincère et son dévouement constant furent d’abord consacrés à la lutte contre l’illettrisme et l’ignorance chez les femmes, dès le début des années 1970. Très allergique aux idées reçues, aux dogmes et au « surf intellectuel », pour ne pas dire le « fastfood intellectuel », cette superficialité qui caractérise aujourd’hui de nombreux débats et réflexions, elle s’est toujours nourri de l’observation non statique de la réalité, en acceptant de se tromper plutôt que de s’enfermer dans des « vérités absolues », toutes faites et réconfortantes. Ce piège là, elle le pressentait rapidement et réagissait brusquement, voire violemment, de par son refus catégorique aux concessions sur les valeurs humaines fondamentales.
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D’où son caractère rebelle, difficile à supporter par les gens « ramollis » par le confort et la stabilité matérielle et intellectuelle, voire idéologique. Elle a toujours préféré partir de ses propres observations, des discours et des descriptions faites par ces femmes et hommes, ces êtres humains vivant dans des communautés rurales, et anonymisés, réduits à l’état de producteurs/consommateurs, traités uniquement en chiffres. Cette « rébellion permanente » renforçait son immunité antidogmatique et lui évitait de sombrer dans le sommeil intellectuel et moral d’une élite actuellement en majorité objectivement démissionnaire, voire résignée. Merci Jeanne pour ton insolence et tes étincelles qui nous ont éclairés. Les pistes et les voies que tu as ouvertes ne seront nullement oubliées ou abandonnées, ni fermées. Paix à ton âme.