Chronique | Le Monde qui vient - Notes de lecture

La boussole humaniste d’Amin Maalouf [Par Eric Besson]

Et si vous ne deviez, en cet été 2024, n’emporter et ne lire qu’un livre ? Ce pourrait être «Le Labyrinthe des égarés», d’Amin Maalouf, aux Editions Grasset. L’auteur est écrivain, né au Liban (son «Levant natal» comme il l’écrit), désormais franco-libanais (la France, sa «patrie d’adoption»). Son écriture est élégante et limpide, on n’en attend pas moins de celui qui est devenu secrétaire perpétuel de l’Académie française. S’y ajoute un talent rare de conteur et de pédagogue ; à la synthèse de grands événements de l’histoire de l’humanité se mêle une analyse subtile de la psychologie intime de certains acteurs clés et une plongée dans l’âme des peuples et des nations. 

Son histoire personnelle explique sans doute cette capacité à cerner les espoirs et les succès autant que les doutes, les échecs voire les humiliations qui façonnent les peuples, les grandes puissances ou civilisations. La thèse du livre est que nous nous  sommes égarés dans un labyrinthe qui peut être mortifère et pourrait déboucher sur un «combat de titans» entre les Etats-Unis, «chef de file incontesté du monde occidental» et la Chine, dont l’auteur fait de façon originale « le dépositaire actuel des deux défis majeurs auxquels l’Occident a dû faire face», «le réveil de l’Asie et l’émergence du communisme». Autant le dire d’entrée, Amin Maalouf, s’il plaide pour une coopération internationale renforcée et une nouvelle gouvernance mondiale pour faire face aux défis multiples de la planète, ne propose pas de mode d’emploi et ses appels pourraient paraître autant de vœux pieux aux yeux des adeptes de la Realpolitik. Mais la boussole humaniste, généreuse, tolérante, respectueuse, qui guide Amin Maalouf est revigorante. Et certaines de ses analyses précieuses.

Amin Maalouf consacre des pages passionnantes aux trois pays qui lui paraissent avoir «au cours des deux derniers siècles», «tenté de remettre résolument en cause la suprématie globale de l’Occident» et de celui qui est devenu depuis un siècle son chef de file, les Etats-Unis. Ces trois pays ? «le Japon impérial, la Russie soviétique, puis la Chine». Comme il est impossible, dans le cadre de cette chronique, de prétendre résumer le foisonnement de ce «Labyrinthe», j’ai choisi d’évoquer ici « le pays du soleil levant». Car, la façon dont Maalouf résume 150 ans d’histoire du Japon est proprement fascinante. Pièce en trois actes : l’ascension et la gloire. La chute et l’abîme. La résurrection et le modèle.

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Tout avait commencé par une humiliation suprême. En 1853, un officier de marine américain avait sommé puis obtenu du Japon, qui ne commerçait alors qu’avec la Chine et la Hollande, d’ouvrir son commerce extérieur aux Américains. Cette humiliation contribua à la «chute du Shogunat et à l’instauration, en 1868, d’un tout nouveau régime, présenté comme une restauration du pouvoir impérial». Place donc au jeune souverain Mutsuhito et au début de l’ère dite «Meiji»  (le gouvernement éclairé» en japonais). Pour restaurer sa puissance et son honneur perdus, le Japon allait alors se lancer dans une modernisation à marche forcée : «il fallait que le pays soit prospère et s’industrialise», «il fallait bâtir une société japonaise capable de produire des ingénieurs, des techniciens, des savants, des industriels, des banquiers, des gestionnaires. Ainsi que des enseignants, des chercheurs, des journalistes, des photographes, des juristes, des sociologues, des philosophes, etc.».

Avec intelligence et modestie, le Japon envoya de jeunes émissaires à travers le monde observer quels étaient les clés de la réussite et accueillit des professionnels et des experts européens dans les domaines (scientifiques notamment), où le pays estimait manquer de compétences. Sans se renier pour autant : les dirigeants japonais s’attachaient à vouloir concilier «technique occidentale et âme japonaise». Les résultats furent fulgurants ; en économie autant que sur le plan militaire. En 1894, lorsqu’éclata la toute première guerre entre la Chine et le Japon, c’est le Japon qui l’emporta sans coup férir contre une nation qu’il considérait comme «la génitrice de sa propre civilisation» et vénérait. Car de Chine étaient venus aux Japonais «l’alphabet, le bouddhisme, le confucianisme ; la culture du riz comme celle du ver à soie ; et aussi la peinture, la calligraphie ou l’art poétique».

Puis advint en mai 1905, une victoire au retentissement mondial : dans le détroit de Tsushima, la marine japonaise avait anéanti la flotte impériale russe. Ce qui avait été interprété comme la première grande défaite de «l’homme blanc» depuis que la civilisation occidentale avait conquis la planète. «A Londres, à Berlin, comme à Paris ou à Vienne, les journaux soulignaient que, pour la première fois, un «peuple de couleur» avait damé le pion à une grande puissance européenne, et ils prévenaient leurs lecteurs contre le «péril jaune»». La gloire du Japon se diffusa dans le monde entier, qui découvrait «qu’une nation pouvait, en un temps relativement court, celui d’une vie d’homme, rattraper un retard accumulé pendant des siècles, et marcher vers la gloire».

Ainsi, en 1912, au moment où disparaît l’empereur Mutsuhito, le Japon se trouvait « à l’apogée de son rayonnement. Mais il était aussi, sans le savoir, au bord du plus vertigineux des précipices». Car comme l’indique l’auteur, «le pays a connu dans les années 1930, une période d’égarement politique et moral aussi surprenante que dévastatrice». En 1931, le Japon se lance à la conquête et l’occupation de la Mandchourie chinoise. 10 ans plus tard, le 7 décembre 1941, l’aviation japonaise attaque la base américaine de Pearl Harbor, à Hawaii. «Le Japon a marché vers le précipice comme un ivrogne, sans rien ni personne pour le retenir. En se lançant d’abord à la conquête de l’immense Chine, ce qui était une folie ; puis en s’attaquant aux Etats-Unis, ce qui était proprement suicidaire». La suite est connue : les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki furent suivis de la capitulation du Japon et de son occupation par les Américains.

Plongé au fond de l’abîme, ayant renoncé, y compris dans sa Constitution, à tout militarisme, traité «avec un paternalisme généreux et lucide» par des Américains soucieux de voir s’épanouir une «démocratie prospère» à proximité de l’Union Soviétique, la Corée et la Chine communistes, le Japon allait connaître un second miracle en un siècle. Son développement économique fut fulgurant. «En 1946, l’Archipel était au bord de la famine». A la fin des années 1960, le Japon était devenu la troisième économie mondiale ! Et Amin Maalouf, admiratif, de constater : «seule une nation capable de produire le miracle Meiji pouvait, au lendemain d’une défaite écrasante et démoralisante, se relever de la sorte, repartir vers les sommets et retrouver en si peu de temps le respect et l’admiration de l’humanité entière».

La Corée du Sud, Singapour, Hong-Kong, Taïwan s’inspirèrent largement du succès japonais. Par exemple en se dotant de «locomotives», des grands groupes largement soutenus par l’Etat. Ce que le Général Park, devenu Président de la Corée du Sud, mit en œuvre : «L’Archipel n’avait-il pas Mitsui, Mitsubishi, Toyota ou Honda ? La Péninsule aurait Samsung, Hyundai, LG ou Kia».

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Les leçons que l’auteur tire des succès japonais ou sud-coréen sont de portée universelle : le primat y est donné à l’éducation, aux études, au risque, pour les jeunes, que la pression qui est exercée sur eux frise l’obsession. «Chacun sait aujourd’hui que c’est le niveau d’instruction des femmes et des hommes , des jeunes et des vieux, qui détermine, pour une société moderne, sa capacité à vivre dans la prospérité, le progrès, la démocratie, la liberté, l’égalité, à se faire respecter par les autres sociétés humaines, et même à survivre dans le monde difficile qui est le nôtre».

Qui aime bien châtie bien. Le dicton semble parfaitement adapté au rapport d’Amin Maalouf aux Etats- Unis. Il confesse «avoir grandi dans un milieu familial où l’on vénérait les Etats-Unis, leurs campus universitaires, leur efficacité, leur créativité, leur étonnante capacité à accueillir et à intégrer (…)». Leur prête, depuis l’aube de leur naissance et les tous premiers pionniers «l’audace, l’effronterie, le pragmatisme. Et plus que tout l’esprit d’initiative». Considère, au regard de la fulgurance avec laquelle les Etats-Unis sont devenus la première puissance mondiale, «qu’il s’agit de l’une des expériences les plus réussies de toute l’histoire humaine» ; «l’essentiel de ce qui constitue aujourd’hui notre mode de vie, et qui nous distingue si radicalement des générations précédentes, c’est d’abord à l’Amérique que nous le devons». Mais ils n’ont pas échappé à la malédiction qui guette tous les puissants : «il existe, chez tous ceux qui acquièrent une prééminence, un début d’aveuglement et un risque d’ivresse».

L’Hubris des Grecs anciens. Ce que leur reproche Amin Maalouf ? De ne plus savoir gérer leurs victoires avec l’intelligence et la générosité dont ils avaient fait preuve après la seconde guerre mondiale en contribuant largement, et dans leur intérêt, à la reconstruction de l’Europe et du Japon. Et de narrer, entre autres exemples, les étapes du cinglant échec en Afghanistan jusqu’au «cataclysme de 2021». Maalouf, qui estime que les Etats-Unis s’en sont remis très vite mais que «l’Afghanistan ne se remettra pas» de cette débâcle, ne mâche pas ses mots : «un lamentable échec ! Une tragédie ! Une honte !». Une telle véhémence s’explique : «pour ceux qui ont grandi, comme moi, dans des pays sinistrés, où l’aspiration au progrès, au développement, à la démocratie, à la dignité, a constamment été entravée, les occasions perdues ne sont pas juste des péripéties malencontreuses.

L’Histoire n’offre pas toujours des «séances de rattrapage», et si l’on ne réagit pas au bon moment de la bonne manière, des pays peuvent s’en trouver anéantis, des civilisations entières peuvent sombrer dans la régression, des populations innombrables finissent par baigner dans le désespoir, dans la rancœur, dans la haine des autres et dans la haine de soi». S’il n’emploie jamais le mot, Amin Maalouf plaide de fait pour un monde multipolaire et des coopérations renforcées : «aucune puissance, aucune nation, aucune aire de civilisation, n’est en mesure d’assumer à elle seule le leadership global, politique, éthique et intellectuel, dont l’humanité, à ce stade de son évolution, a désespérément besoin».

 
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