Chronique | Le Monde qui vient - Notes de lecture

La guerre des cerveaux a commencé [Par Eric Besson]

La Chine a pris plusieurs décisions surprenantes au cours des derniers mois. Les jeunes de 18 ans ne peuvent désormais plus jouer plus de trois heures par semaine aux jeux vidéo en ligne (seulement de 20 heures à 21 heures, du vendredi au dimanche). Les moins de 16 ans ont l’interdiction de diffuser leurs parties vidéo en ligne. Le montant dépensé chaque mois dans ces jeux est aussi plafonné. Cette réglementation vient considérablement durcir les limitations mises en place en 2019. Autre annonce récente : le temps de présence sur TikTok, très populaire auprès des jeunes, est désormais limité à 40 minutes par jour. Des règles assez comparables ont été mises en place à Taïwan. Une amende de 1500 euros est infligée aux parents qui exposeraient leur enfant de moins de 2 ans à un écran. Jusqu’à 18 ans, la limite est fixée à 30 minutes consécutives sous peine d’une amende identique.

Olivier Babeau nous alerte : « la guerre des cerveaux fait rage, et elle détermine la puissance future des nations ». Certains pays, asiatiques notamment, en ont pleine conscience. Si la Chine a adopté ces mesures draconiennes contre l’utilisation des écrans par les jeunes, ce ne serait pas, nous dit l’auteur, par autoritarisme ou par souci de contrôle politique, mais pour des raisons de santé publique et d’efficacité politique. « Les motifs de ces interdictions sont clairement explicités : il s’agit de lutter contre « l’opium mental » que constituent les écrans pour les jeunes ». Or la bataille entre les nations se jouera notamment sur le terrain « cognitif », celui de l’acquisition des connaissances. « Au 21ème siècle, le capitalisme industriel est devenu capitalisme cognitif ; le succès des pays dépend de l’abondance et de la performance de certains cerveaux affûtés. Un système scolaire d’excellence ne suffit pas : encore faut-il que les cerveaux ne soient pas abîmés par les écrans ». C’est pourquoi « les dirigeants chinois ont jugé nécessaire de limiter le temps d’écran, car ils estimaient qu’ils constituaient une menace, au fond, non seulement pour la santé des jeunes, mais à plus long terme pour la performance de leur cerveau ».

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Olivier Babeau est « prof. », fils de « prof. ». Un professeur d’université, fils de professeur d’université. Enfant, il trouvait son père « ennuyeux et austère ». Un père dont la formule préférée à l’endroit de ses enfants était « prends un livre et lis ». Le fils en a visiblement tiré parti et compris l’intérêt, lui qui estime aujourd’hui que « c’était le meilleur conseil qu’il pouvait nous donner ». Il se dit obsédé par « la question du temps libre ». Il est convaincu que nous l’utilisons mal, abîmés que nous sommes par « La Tyrannie du divertissement », titre de l’essai paru aux Editions Buchet-Chastel en 2023.

Du coup, le professeur qu’il est devenu prévient ses étudiants, dans un style qui plairait aux universités américaines, lors de leur première rencontre : « n’oubliez pas que votre métier d’étudiant n’est pas seulement d’assister aux cours et de réussir vos examens. Cela n’est que le minimum. Votre différence professionnelle viendra de ce que vous ferez en plus. Dans la compétition pour l’emploi, ce sont les activités extracurriculaires qui vous distingueront : travail en parallèle, développement d’association, activités sportives, centres d’intérêt sérieusement développés, etc. On vous demandera des comptes, autrement dit, sur l’usage que vous aurez fait de votre temps libre. » Et l’auteur d’ajouter : « ce qui est vrai pendant les études l’est aussi tout au long de la vie ». Il considère que « le temps libre n’est pas anecdotique mais central » car « il nous façonne dans l’enfance et nous sert tout le reste de notre existence ». Hélas, « l’occupation du temps libre est un art qui n’est pas enseigné ».

Or cet art est déterminant : il en va de notre « équilibre mental » comme de notre « capacité à progresser socialement ». Et selon Olivier Babeau, l’usage du temps libre « détermine les trajectoires, décide des destins, enferme ou libère ». Le divertissement ayant pris possession du temps libre, nous sommes « en train de creuser le fossé des inégalités » sociales ; « notre époque est malade du temps libre et nous ne le savons pas ». Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment les conquêtes sociales et les nouvelles technologies, dont la conjugaison avait permis la réduction du temps de travail, et donc l’accroissement du temps libre, du temps pour soi, ont-elles débouché sur un si triste constat ?

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C’est, nous dit l’auteur, parce que nous avons perdu la maîtrise de notre cerveau. Du fait, notamment, de la place prise par les écrans dans nos vies, de la façon dont notre attention est accaparée par des applications dont les algorithmes, qui connaissent tous nos goûts, savent créer chez nous de véritables addictions, phénomène que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer dans une chronique consacrée à l’essai de Bruno Patino, « Submersion » dans l’édition de Challenge datée du 17 octobre 2023. Pour Olivier Babeau, la « société industrielle est devenue une société de la captation de l’attention » et « les réseaux sociaux sont de vastes plaines où des gens s’agrègent en troupeaux d’affinités, pour mieux s’opposer à d’autres ». Les conséquences sont désormais largement connues ; ainsi, par exemple, « pour chaque heure en classe, chaque enfant, en moyenne, passe plus d’une heure devant les écrans ». Autre constat devenu universel : plus un enfant passe du temps devant les écrans, plus ses résultats scolaires diminuent.

TikTok, outil très performant d’influence chinoise, dont le succès est devenu planétaire, suscite une inquiétude croissante perceptible dans de nombreux pays ; « comme les autres plateformes, l’incroyable pouvoir de TikTok est celui de l’algorithme, machinerie opaque qui décide de ce qui est vu et de ce qui ne l’est pas. Ce que la plateforme chinoise a en plus, c’est un concept infiniment plus efficace qui a parfaitement su saisir l’ère du temps : des vidéos extrêmement courtes qui se succèdent à l’infini. La croissance de TikTok est sans équivalent ». Et l’auteur d’ajouter : « les jeunes y vivent et s’y informent. En réalité, on cherche plus d’information, on vient se gaver d’agitations en mode stroboscopique ». Résultat : « il y aurait, dans le monde, des dizaines de milliers de ce que les Japonais nomment des hikikomori : des jeunes qui s’enferment dans leur chambre pendant des mois voire des années, incapables d’entrer en contact avec le monde réel. Vivant cloîtrés, ils ne supportent pas le contact direct avec les gens. L’intermédiaire du numérique est pour eux la seule façon d’entrer en contact avec autrui ».

Olivier Babeau estime à juste titre que « le triomphe du divertissement ne serait pas si grave si tout le monde était touché de la même façon ». Mais ce n’est pas le cas. Certains pays se préparent mieux que d’autres à la « Guerre des Intelligences », selon le titre de l’ouvrage du Dr Laurent Alexandre (voir ma chronique dans l’édition de Challenge daté du 2 septembre 2023). Mais l’inégalité se niche aussi à l’intérieur des sociétés : « le cœur du problème est que les classes sociales abordent ces défis de façons très différentes ».

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Les élites ont compris l’enjeu pour leurs enfants. Elles ont adopté la formule « work hard, play hard » (travailler sérieusement, jouer sérieusement). Elles veillent à tenir leurs enfants suffisamment éloignés des écrans, à leur donner un mode d’emploi de leur utilisation. Elles consacrent un temps considérable et une énergie farouche à leur éducation, y compris par les loisirs, à l’image des « mamans tigres » asiatiques, ou des « parents hélicoptères » américains ou canadiens qui sillonnent leur zone d’habitation pour permettre à leurs enfants de passer d’une activité à l’autre. Ces élites, qui savent l’importance des études et du diplôme dans un monde de plus en plus compétitif, ont compris que « la vraie garantie de la place sociale à terme est le capital éducatif ». Dit autrement : « le prix cognitif de la réussite s’est considérablement élevé. Aujourd’hui, seul un entraînement permanent commencé dès l’enfance permet de l’acquitter ». Hélas, « 6 à 10% des jeunes seulement échapperaient à la surconsommation d’écrans » et « plus on descend dans l’échelle sociale, plus on s’abandonne aux écrans ».

Quelles leçons tirer de cet ouvrage bien écrit et de lecture agréable ?

Pour les gouvernements, l’urgence est sans doute d’investir massivement dans l’éducation. Car au-delà de l’acquisition des savoirs fondamentaux (lire, écrire, compter, etc.), il s’agit plus que jamais, dans le monde hyperconnecté que nous connaissons et celui que nous promet l’avènement de l’Intelligence Artificielle, de permettre aux jeunes comme aux adultes d’apprendre à apprendre, de se perfectionner et se bonifier tout au long de la vie.

A titre personnel, il s’agirait ni de nous priver du nécessaire et bénéfique divertissement ni de nous interdire les écrans, mais de les utiliser à bon escient, en veillant à limiter leur impact sur notre vie quotidienne, à les maîtriser. Il nous faut donc tenter de retrouver certaines des valeurs antiques citées par l’auteur : « la domination de soi par l’effort », « le travail sur soi et l’effort intellectuel ». Vaste programme…

 
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