Larbi Zagdouni: «Le principal défi dans le monde rural est l’amélioration des capacités de production et de la qualité de vie»
Larbi Zagdouni est d’abord un homme de terrain. Il s’est beaucoup inspiré des méthodes du sociologue Paul Pascon qu’il a côtoyé dès le début de sa carrière au sein de l’IAV Hassan II, à Rabat. Observer la réalité, la décrire avec des outils et concepts précis, pour pouvoir mener une analyse explicative devant aboutir à des décisions pertinentes et applicables. Tel est le fond de l’approche cultivée par cet agroéconomiste et ruraliste qui a toujours travaillé en équipe.
Challenge : Quel sens donner au concept de «classe moyenne» en général et «classes moyennes» dans le monde rural, en particulier ? Peut-on parler de «classes moyennes» au pluriel ?
Larbi Zagdouni : Je tiens tout d’abord à préciser que les réponses données tout au long de cette interview sont puisées dans les résultats de l’étude intitulée «Comment créer durablement une classe moyenne dans le monde rural ?», réalisée pour le compte de l’Institut Royal des Études Stratégiques (IRES) (1), par une équipe multidisciplinaire que j’ai moi-même coordonnée (2).
Concernant la notion de «classe moyenne», elle désigne la partie de la population d’un pays qui, par son niveau de vie, se situe entre les classes qualifiées de pauvres et les classes qualifiées d’aisées. Mais comme cette classe sociale s’avère de composition hétérogène, puisque entachée de multiples différenciations en son sein, il est plus indiqué de parler de «classes moyennes» au pluriel.
Sachant que, comme partout au monde, les Marocains sont égaux quant au seuil d’accès aux «classes moyennes», qu’ils soient urbains ou ruraux, aucune ségrégation de cet ordre n’est adoptée par les institutions scientifiques spécialisées, nationales ou internationales. En tout état de cause, les ruraux font, en moyenne, face aux mêmes prix des biens et services que les urbains.
Challenge : Le «monde rural» est souvent confondu au «monde agricole». A quoi est due cette confusion ou perception ?
L.Z. : La confusion du «monde rural» avec le «monde agricole» vient tout d’abord de la prépondérance que l’agriculture a toujours eue quant à la nature des activités exercées et au mode de vie des populations rurales, par opposition aux populations urbaines. Cette confusion a été, en quelque sorte, nourrie et entretenue, par les politiques publiques dont les concepteurs ont longtemps cru que l’économie rurale est réductible à la seule activité agricole, que l’agriculture est partout la principale source de revenus de toutes les populations rurales, et que le développement du monde rural est réductible au développement agricole.
Challenge : Quels impacts des politiques publiques dans le monde rural sur les «classes moyennes rurales» ?
L.Z. : Concernant les services et équipements sociaux, les «classes moyennes» rurales semblent y accéder dans des proportions élevées, sauf pour les routes goudronnées où le déficit à combler est considérable : en 2017, près de 25% des ménages ruraux de ces classes en étaient privés. Ces mêmes classes tirent un avantage certain des programmes sociaux (INDH, Programme Ramed, Programme Tayssir) dans des proportions qui n’ont rien à envier aux classes pauvres et vulnérables qui en sont les cibles.
Mais pour leur élargissement, les «classes moyennes» rurales n’ont pas tiré profit de la réduction de la pauvreté absolue et de la vulnérabilité, observée depuis le début des années 2000 : la croissance des revenus des populations pauvres ou vulnérables n’a pas eu d’implications directes en faveur de cet élargissement. C’est que les écarts entre les différentes «classes sociales» sont considérables, nonobstant l’absence de politiques publiques dédiées spécifiquement à la mobilité sociale ascendante.
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Challenge : Quelles mesures possibles et favorables à l’émergence d’une «classe moyenne rurale» ou de «classes moyennes rurales» ?
L.Z. : L’analyse croisée de l’état des lieux du monde rural, de l’identification des «classes moyennes» et des politiques publiques ont permis à l’équipe chargée de l’étude, de cerner les facteurs pénalisants l’émergence des «classes moyennes» rurales : une mobilité sociale plutôt marginale ; une forte incidence de l’exclusion sociale des jeunes ; une faible insertion dans le marché de travail ; la persistance d’une forte dépendance du secteur agricole où l’emploi demeure peu productif et précaire ; une inégalité des chances exacerbée. Cette analyse a permis aussi d’identifier les facteurs favorables à l’élargissement des «classes moyennes» rurales : l’éducation et la formation ; la croissance économique ; la réduction des inégalités sociales et des disparités territoriales ; la pluriactivité. Comme elle a révélé les deux principaux défis qui se posent encore dans le monde rural : la faible qualité de vie et la faiblesse des niveaux de productivité.
Cette analyse de niveau national a été prolongée par un benchmark à l’international. Le but étant d’identifier les clés de succès des meilleures pratiques internationales de nature à inspirer les politiques publiques pour l’élargissement des «classes moyennes», en général, et celle des «classes moyennes» rurales, en particulier.
Pour réunir les conditions favorables à l’émergence d’une «classe moyenne» rurale forte et prospère, le Maroc devrait se doter d’une stratégie dédiée, articulée autour de deux objectifs indissociables : la préservation de la «classe moyenne» rurale existante et son élargissement par la promotion de la «classe flottante».
A cet effet, cette stratégie devrait être fondée sur quatre orientations stratégiques : l’accroissement de la productivité avec le renforcement de l’intégration économique et la préservation de la durabilité du secteur agricole ; l’accélération de la transformation structurelle de l’économie rurale ; la garantie de l’équité sociale à l’égard du milieu rural ; la poursuite de la lutte contre la pauvreté et la précarité rurales.
La mise en œuvre de cette stratégie devrait souscrire aux six paradigmes fondamentaux suivants : l’instauration d’une gouvernance efficiente, intégrée et partenariale ; l’appropriation collective des enjeux inhérents au développement de la «classe moyenne» rurale ; la territorialisation des politiques publiques à destination du monde rural ; l’arrimage du développement agricole au développement rural; la primauté de l’emploi des jeunes ruraux.