Interview

Larbi Zagdouni : «Les facteurs climatiques ne sont pas les seuls à l’origine de la gravité de la situation actuelle des ressources hydriques au Maroc»

La question de l’eau est transversale. Elle est nécessairement présente dans toutes les politiques publiques, directement ou indirectement. Elle l’est surtout dans le domaine agricole. C’est là une évidence. Pour une politique d’eau durable, il est donc urgent d’orienter l’action publique vers une adaptation, voire une transformation radicale de l’agriculture, en se limitant à des activités agricoles non aquavores et respectueuses des écosystèmes naturels, sans pour autant négliger les autres secteurs. Pour un éclairage de ce rapport actuellement paradoxal entre l’eau et l’agriculture, Challenge a sollicité Larbi Zagdouni, agroéconomiste et ruraliste.

Challenge : La situation actuelle des ressources hydriques au Maroc est plus qu’alarmante. Outre les facteurs climatiques, quelles seraient d’après vous les autres causes explicatives de cette situation ?

Larbi Zagdouni : lLes facteurs climatiques ne sont pas les seuls à l’origine de la gravité de la situation actuelle des ressources hydriques au Maroc. Leur effet aurait été bien moindre si les politiques publiques, notamment dans les secteurs de l’eau et de l’agriculture, avaient été attentives à la montée en puissance des enjeux climatiques qui ne datent pas d’aujourd’hui. Ces enjeux ont fait l’objet de nombreuses recherches et analyses, et ont donné lieu à de multiples publications qui n’ont cessé d’augmenter depuis la création en 1988, du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) et la publication de son premier rapport en 1990.

Ces mêmes politiques n’ont pas pris en compte les grandes inflexions que le pays se devait d’opérer à la lumière du constat et des orientations formulés dans le Discours Royal lors de l’ouverture de la 9ème Session du Conseil supérieur de l’eau et du climat, le jeudi 21 juin 2001 à Agadir : «Le temps est donc venu pour nous de changer radicalement notre perception et notre attitude à l’égard de l’eau, à travers la gestion de la demande de cette ressource et la rationalisation de sa consommation… De même qu’il nous incombe de revoir nos choix et nos options concernant les modes de production agricole, en tenant compte – pour cette question que Nous considérons hautement prioritaire – du facteur rareté de l’eau et du coût de production réel dans notre pays…»

Challenge : Face à cette situation, un plan d’action urgent vient d’être adopté. Est-ce suffisant pour faire face à une situation chronique de stress hydrique dont les causes principales sont structurelles ?

L.Z. : Comme son nom l’indique, il s’agit d’un plan de gestion de la crise actuelle de déficit hydrique qui vise plutôt à parer au plus urgent, à atténuer momentanément et partiellement les effets de la crise hydrique inédite dont pâtit désormais notre pays et qui affecte des pans entiers de la collectivité et de l’économie. L’urgence étant d’assurer l’approvisionnement en eau pour subvenir aux besoins immédiats de l’ensemble de la population et préserver deux composantes importantes du patrimoine productif du secteur agricole : l’élevage et l’arboriculture fruitière.

Challenge : L’agriculture au Maroc est bien connue comme étant le premier secteur consommateur en eau, avec plus de 85%. N’est-ce donc pas à ce niveau que l’essentiel des efforts devraient être concentrés pour une économie d’eau et pour réorienter les politiques agricoles et les politiques de développement rural vers des alternatives durables ?

L.Z. : Au vu de l’ampleur de l’actuelle crise hydrique que subit le pays, toute possibilité d’économie dans l’usage des ressources en eau conventionnelles doit être exploitée. Ceci étant, l’ensemble des secteurs hors agriculture ne pourront y contribuer que de façon marginale. C’est donc l’agriculture qui représente l’incontournable gisement pour une véritable politique publique d’économie d’eau. Dans cette perspective, le choix qui s’impose au pays est celui de procéder à une révision profonde de son modèle agricole dans le sens d’une diminution drastique de la demande en eau d’irrigation pour la rendre compatible avec les ressources en eau disponibles aujourd’hui et bien limitées, et qui risquent de le rester à l’avenir. Du fait du changement climatique, les projections prévoient une tendance à la baisse des cumuls annuels des précipitations et à la hausse des températures.

Ce qui ne manquera pas d’aggraver le déficit hydrique et d’impacter négativement les rendements des productions végétales et animales, réduisant du coup les capacités de l’agriculture nationale à prémunir le pays de l’insécurité alimentaire. D’où l’obligation de soutenir l’adaptation de notre modèle agricole par la promotion d’un modèle de consommation alimentaire alternatif qui soit de moindre empreinte hydrique. Changement qui ne peut s’inscrire que dans la durée à travers l’engagement dès à présent d’un long processus de sensibilisation et d’éducation des générations futures. L’adaptation de notre modèle agricole requiert aussi la mise en œuvre d’une politique volontariste et d’envergure de développement rural porteuse d’une plus grande valorisation des produits agricoles et d’une réelle diversification de l’économie rurale. 

Challenge : Quelles peuvent être les autres solutions locales et durables au stress hydrique ? Dessalement de l’eau de mer ? Traitement et réutilisation des eaux usées ? Captation de l’air humide et transformation en eau ? (….).

L.Z. : L’état de surexploitation et de dégradation des ressources en eau conventionnelles et de leur réduction annoncée avec le changement climatique avéré impose au pays le recours aux ressources en eau non conventionnelles dans leur diversité. Encore faut-il que le pays en maitrise les technologies et les coûts nécessaires à la mobilisation de telles ressources et d’anticiper les risques de leurs effets préjudiciables. Le dessalement de l’eau de mer par exemple pour alimenter les agglomérations urbaines et créer de nouveaux périmètres irrigués ne risque-t-il pas d’accentuer la problématique de la littoralisation des zones côtières ? D’y augmenter le risque de l’infiltration de la salinité des eaux souterraines ? Ne risque-t-il pas de générer de nouveaux déséquilibres entre les zones côtières et les zones intérieures ?…

Par ailleurs, des études préalables des impacts multiples du processus de dessalement de l’eau de mer sont indispensables pour ne pas se retrouver face à des situations de dégradation des milieux marins et de destruction de la faune et de la flore aquatique.   Ce qui nécessite des politiques appropriées de recherche scientifique à mener localement, en coordination étroite avec les groupes d’experts internationaux, sans oublier l’aménagement du territoire national qui doit intégrer constamment le paramètre hydrique.

Challenge : Qu’en est-il de l’état actuel de la recherche scientifique, en général sur l’eau, et de manière plus spécifique, sur l’eau d’irrigation dans le domaine agricole ?

L.Z. : C’est là une question de nature stratégique et incontournable quant à la recherche de solutions structurelles et durables. En effet, l’éclairage scientifique dans le processus de la décision publique est indispensable. La recherche scientifique au Maroc est actuellement,  le maillon faible des politiques publiques. C’est aussi le cas des grandes entreprises privées. Or, la « matière grise locale » ne manque pas. Elle est malheureusement marginalisée dans presque tous les secteurs. Dans le domaine des ressources hydriques, il existe un besoin urgent de mieux connaitre l’état des lieux, en particulier au niveau des eaux souterraines.

Au sud, dans la région de Souss Massa, ces eaux ont été tellement surexploitées, en agriculture destinée à l’export, jusqu’à épuisement des « réserves historiques » constituées pendant des milliers d’années. C’est un véritable scandale écologique. Sans travaux scientifiques responsables, loin de toute polémique stérile, l’action publique risque de continuer à souffrir d’un handicap et d’être menée selon un mode de gestion à court terme ou «pilotage à vue», sans vision stratégique, globale et cohérente, nourrie par des informations clés fiables. Mais la recherche scientifique n’est pas une fin en soi. Les Marocains connaissent bien le dicton : «montre lui, montre lui le chemin (éclaire le décideur public ou privé), et s’il s’obstine à rester aveugle, pars et abandonne-le (dans son aveuglement)». 

 
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