Tribune et Débats

Le «nouveau Sud» n’a plus de modèle de développement [Par Eric Besson]

C’est une note passionnante et ambitieuse que vient de publier en décembre 2024 le Policy Center for the New South, ce think tank soutenu par l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) et la première entreprise du Maroc, l’OCP (cette note est accessible en français et en anglais sur le site policycenter.ma)

Karim El Aynaoui et Hinh Dinh, les auteurs de la note intitulée « Développer le nouveau Sud après le consensus de Washington » dressent un constat à la fois lucide et perturbant : dans un monde qu’ils qualifient de « cassé », le « nouveau Sud » n’a plus de modèle de développement. Ces pays en développement, ou émergents, « sont confrontés au défi de fonctionner sans un cadre clair et cohérent pour leurs politiques et stratégies de développement ». Ils subissent « l’absence d’objectifs ou d’instruments politiques clairs pour naviguer dans cette nouvelle réalité », ce qui conduit à un « chacun-pour-soi ». Or « une telle approche n’est pas viable et présente des risques importants pour la stabilité économique mondiale ».

Gouverner a toujours été un art difficile. Cela l’est encore davantage pour les dirigeants des pays en développement qui doivent répondre aux aspirations de leur population dans un monde de plus en plus complexe et confronté à une série ininterrompue de crises, guerres ou tensions géopolitiques .

Ils doivent d’abord faire face à une montée du protectionnisme en rupture avec la tendance dominante de la seconde moitié du vingtième siècle, caractérisée par la libéralisation des échanges. « Cette montée du protectionnisme, qui a débuté après la crise financière mondiale, s’est intensifiée depuis la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine en 2018 ». Accusée de pratiques commerciales déloyales, la Chine «considère ces critiques comme des tentatives d’entraver son essor économique ». La tentation protectionniste s’est étendue à bien d’autres pays ou blocs économiques. Autre tendance majeure : « l’intensification des rivalités géopolitiques » a provoqué l’émergence du « friendshoring » : chaque pays cherche «  à s’approvisionner en composants et en produits manufacturés auprès de pays considérés comme des alliés ou des amis ». Certains en ont tiré parti : « le Mexique et les pays de l’ASEAN comme la Malaisie et le Vietnam ont bénéficié des tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, la production se déplaçant de la Chine vers ces régions ». Guerre commerciale, ralentissement de la croissance économique de la Chine, montée du protectionnisme mondial, tout cela «  a rendu l’environnement économique plus volatile , compliquant la planification future des pays en développement ».Conséquence des restrictions de plus en plus nombreuses au libre-échange, « le rôle de l’Organisation du commerce (OMC) tend à s’amenuiser ».

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Ce contexte mondial aggrave les difficultés macroéconomiques et budgétaires des pays en développement. Car les budgets publics ont été affectés par les guerres et  crises récentes, dont le Covid-19, l’augmentation du prix des matières premières, le service de la dette etc. Les tensions mondiales et régionales ont aussi provoqué une augmentation massive des dépenses militaires, venant amputer les capacités d’investissement ou les budgets sociaux. Fait nouveau, souligné à juste titre par les auteurs : de nombreux pays en développement sont confrontés à un vieillissement de la population lié à un changement démographique bien plus rapide que prévu. Conséquemment, « cette évolution démographique intensifie la demande en soins de santé, en pensions et autres services sociaux » alors même que pour l’heure ces pays sont caractérisés par des « filets de sécurité sociale limités » et souffrent d’un chômage des jeunes important : « dans des régions comme l’Afrique du Nord, ce taux a déjà atteint jusqu’à 23% ». Ajoutons à ces maux le « changement climatique » et ses conséquences , obligeant à des mesures d’adaptation et à « transformer les systèmes énergétiques , l’agriculture et les infrastructures urbaines ». Résultat alarmant : la dette publique mondiale « pourrait atteindre 100% du PIB mondial d’ici 2030 » contre 67% en 2007, à la veille de la crise financière mondiale de 2008.

Sur cette mer plus qu’agitée, les gouvernants ont peu d’outils pour les guider sur la route du développement.

Les auteurs soulignent que ce que l’on a appelé «  le consensus de Washington », en vogue dans les années 1980 et 1990, qui prônait la privatisation de grands pans de l’économie et d’entreprises publiques, la déréglementation et la libéralisation du commerce, n’a pas eu les succès espérés . Ce « consensus » avait lui-même succédé à la « stratégie d’industrialisation par substitution aux importations » des années 1960 et 1970, qui n’avait pas donné les résultats escomptés. Autre exemple, « la transformation structurelle par l’industrialisation orientée vers l’exportation – qui a aidé les pays d’Asie de l’Est à devenir des nations développées – n’est plus viable aujourd’hui ». Conclusion : « il n’existe plus d’ensemble clair et largement accepté de politiques publiques à suivre par les pays en développement ». Pire : « en l’absence d’une compréhension commune des priorités de développement et d’outils politiques éprouvés, ces pays réinventent souvent la roue ou, pire, répètent les erreurs des autres ».

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C’est d’autant plus préjudiciable que, comme l’écrivent Karim El Aynaoui et Hinh Dinh, « le rythme du changement technologique s’est considérablement accéléré ces dernières années » . Souvent « qualifiées de quatrième révolution industrielle , les avancées dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la robotique, de l’Internet des objets, de l’impression 3D et de la biotechnologie transforment les économies d’une manière similaire à l’impact de l’électricité au XIXe siècle ».

Certains économistes cités dans la note, par exemple le prix Nobel américain Joseph Stiglitz, ont tenté de proposer une nouvelle stratégie de croissance, en l’espèce « basée sur deux composantes » : 1 « la transition verte et notamment la transformation des systèmes énergétiques, l’investissement dans l’agriculture durable et la construction d’infrastructures durables », 2 « l’amélioration de la productivité dans les services non commerciaux  à forte intensité de main d’œuvre ». Les auteurs estiment que pour qu’une telle stratégie puisse réussir, il faut renforcer l’efficacité du secteur public, «  promouvoir des sous-secteurs manufacturiers spécifiques à forte intensité de main-d’œuvre, tels que l’industrie textile et l’agro-industrie », « développer le tourisme pour attirer les travailleurs peu ou semi-qualifiés du secteur informel », et profiter du fait que l’IA ne devrait que progressivement affecter l’emploi pour les tâches automatisables ; « par conséquent, les pays en développement pourraient avoir au moins une à deux décennies devant eux avant que les emplois manufacturiers ne soient affectés de manière significative ».

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De façon plus large les auteurs ont le mérite de tenter de suggérer les lignes de force d’une stratégie de développement à l’usage des gouvernants.

 1. Mettre en place « de solides amortisseurs macroéconomiques afin d’améliorer leur résistance aux chocs extérieurs ». Il s’agit notamment de moderniser les systèmes fiscaux et d’élargir l’assiette fiscale, d’opter pour des taux de change plus flexibles et de gérer les flux de capitaux volatils. L’exemple de la Corée du Sud est cité comme une réussite de stabilité, grâce à des « outils macroprudentiels complets ».

 2.  Recourir à la technologie pour gagner en productivité. Les auteurs incitent au « développement de systèmes nationaux d’identité numérique pouvant améliorer l’accès aux services publics et l’inclusion financière », plaident pour un « secteur public numérisé efficace et transparent » et citent en exemple « le système complet d’e-gouvernance de l’Estonie ». Ils rappellent que « la technologie peut améliorer l’accès à une éducation de qualité, en particulier dans les zones reculées ». Ainsi, « la plateforme d’apprentissage en ligne BYJU’S, en Inde, a accompagné plus de 80 millions d’étudiants ». Dans le secteur de la santé , «  les systèmes de télémédecine et les analyses basées sur l’IA peuvent améliorer l’accès aux soins de santé, en particulier dans les zones rurales ». Est cité, par ailleurs, l’exemple du Rwanda qui utilise  des drones «  pour livrer des fournitures médicales dans les zones reculées ». Dans l’agriculture , « l’analyse prédictive pilotée par l’IA peut aider les agriculteurs à maximiser le rendement des cultures sous contrainte de ressources ». Autre exemple : « le projet Digital Green en Inde et en Ethiopie, qui utilise des vidéos communautaires pour partager les meilleures pratiques agricoles, a ainsi touché plus de 1,8 millions d’agriculteurs ».

3. Promouvoir la croissance et la transformation structurelle. Les auteurs rappellent que le secteur des services ne peut à lui seul «  fournir des emplois aux millions de jeunes qui entrent chaque année sur le marché du travail dans les pays en développement ». Et préconisent que l’attention soit portée sur les secteurs traditionnels, qui « restent essentiels pour absorber les travailleurs non qualifiés et semi-qualifiés. Il convient aussi de « simplifier le passage du secteur informel au secteur formel », de « cultiver l’investissement direct étranger » etc.

4. Renforcer la coordination des politiques entre les pays en développement. Les recommandations abondent : mise en place de plateformes et de réseaux de partage des connaissances, approfondir l’intégration économique au niveau régional. Les auteurs estiment ainsi  que « la zone de libre-échange continentale africaine est une initiative prometteuse qui vise à créer un marché unique pour les biens et services dans 54 pays africains » et sont convaincus qu’une « mise en œuvre réussie pourrait considérablement stimuler le commerce intra-africain, favorisant ainsi la croissance économique et le développement ».

On l’aura compris, cette note est stimulante et a le mérite de s’attaquer à un champ longtemps très labouré mais aujourd’hui en jachère, celui des « modèles de développement ». Le thème aurait  sans doute mérité une typologie des pays en développement ; le « nouveau Sud » est sans doute plus un concept politique et géopolitique qu’économique , une aspiration des pays émergents à peser davantage sur les règles du jeu international qu’ils estiment toujours dominées par « l’Occident ». Mais le concept rend mal compte de l’hétérogénéité de ce « nouveau Sud », des stades de développement très différents des pays qui le composent, de leurs atouts naturels, ou de leur intégration dans les chaînes de valeur mondiales. Le Policy Center for the New South fait preuve d’un tel dynamisme, qu’attestent  le rythme de ses publications ou la qualité des événements qu’il organise, que nul ne doute que cette lacune sera comblée prochainement.

 
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