Le paradoxe marocain: des investissements publics en hausse face à un chômage croissant
Au Maroc, la dynamique économique semble à première vue favorable. Le gouvernement annonce régulièrement des hausses d’investissements publics, visant à stimuler la croissance et à moderniser les infrastructures. Pourtant, un paradoxe inquiétant émerge : alors que les fonds injectés pour le développement progressent, le taux de chômage ne cesse d’augmenter, et ce, particulièrement chez les jeunes et les diplômés. Comment expliquer cette divergence apparente ?
Les projets ambitieux lancés par l’État, qu’il s’agisse d’infrastructures, d’éducation ou de santé, devraient théoriquement contribuer à la création d’emplois. Cependant, la réalité sur le terrain semble indiquer le contraire. Les investissements, souvent concentrés dans des secteurs spécifiques, ne parviennent pas à absorber la main-d’œuvre disponible. La création d’emplois ne suit pas le rythme des recrutements nécessaires pour faire face à une population active en expansion.
Mohammed Jadri, économiste et consultant économique, rappelle à cet effet, que «l’investissement public joue un rôle crucial dans l’économie marocaine, atteignant un niveau historique de 335 milliards de dirhams en 2024. Ce chiffre impressionnant témoigne de l’engagement du gouvernement marocain à soutenir et dynamiser le développement socio-économique du pays. Cette somme englobe les investissements réalisés par les départements gouvernementaux, les établissements publics ainsi que les collectivités territoriales. Ces entités publiques investissent dans divers secteurs pour répondre aux besoins fondamentaux des citoyens et stimuler l’activité économique».
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En effet, les investissements publics au Maroc sont essentiels pour fournir des services de base à la population. Parmi les principaux domaines bénéficiaires figurent l’éducation, avec la construction et la rénovation d’écoles, d’universités et de centres de formation pour améliorer l’accès à une éducation de qualité ; la santé, par le développement d’hôpitaux, de cliniques et d’infrastructures médicales pour garantir un accès équitable aux soins ; la culture, grâce au financement de projets culturels, de musées, de bibliothèques et d’infrastructures destinées à promouvoir le patrimoine culturel ; et le sport, avec la construction d’installations sportives et de centres de loisirs pour encourager la pratique du sport et le bien-être des citoyens.
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«Cependant, l’investissement public ne se limite pas aux services sociaux ; il joue également un rôle crucial dans la stimulation du secteur privé en développant les infrastructures nécessaires à une économie dynamique. Cela inclut les infrastructures de transport, telles que les autoroutes, les routes express, les ports et les aéroports, visant à améliorer la connectivité et l’efficacité du transport. Ces projets facilitent les échanges commerciaux, attirent les investisseurs étrangers et soutiennent les activités économiques locales. De plus, la création et l’aménagement de zones industrielles offrent des conditions optimales pour l’implantation des entreprises, favorisant ainsi le développement industriel et la création d’emplois», explique Mohammed Jadri.
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Toujours selon l’expert, «l’ampleur des investissements publics a des répercussions significatives sur le développement économique et social du pays. Elle contribue à améliorer les conditions de vie en facilitant l’accès aux services de base comme l’éducation et la santé, ce qui se traduit par une meilleure qualité de vie et une plus grande équité sociale. Les infrastructures développées grâce à ces investissements créent un environnement propice aux affaires, attirent les investisseurs privés et favorisent une croissance économique durable. Enfin, les investissements dans les infrastructures et les zones industrielles aident à réduire les disparités régionales en stimulant le développement économique dans les zones moins développées ».
Pour sa part Youssef Guerraoui Filali, Président du Centre Marocain pour la Gouvernance et le Management rappelle les principaux chiffres du secteur. En effet selon l’expert, « l’investissement public global au titre de l’année 2024 a atteint 335 MMDH, soit une hausse de 35 MMDH par rapport au Budget de l’investissement de l’année 2023 représentant une hausse de +11,6%. De cette enveloppe, un montant de 152 milliards de dirhams a été alloué aux Entreprises et Etablissements Publics (EEP), ainsi que 45 MMDH au Fonds Mohammed V pour l’investissement. Pour les Collectivités Territoriales, leur budget n’a été que de 20 MMDH, ce qui ne représente que 5,9% de l’investissement public ».
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« Quant aux dépenses d’investissement du budget général, instrument financier du Pouvoir Exécutif, elles sont passées de 106 à 118 milliards de dirhams, soit une variation de +11,3%. Elles sont destinées principalement à la réalisation des plans de développement et des programmes pluriannuels servant à la préservation, la reconstitution ou l’accroissement du patrimoine national ».
Toutefois, Youssef Guerraoui Filali nuance en annonçant que « la portée de ces investissements est en infrastructures ». « Je cite, entre autres, le renforcement du réseau hospitalier national, les constructions scolaires primaires et universitaires, les projets hydriques, les réhabilitations culturelles et patrimoniales, la résorption des bidonvilles et la mise à niveau urbaine, le logement social, ainsi que la poursuite du développement du réseau routier plus particulièrement en milieu rural », précise ce dernier.
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Pour expliquer ce paradoxe, Guerraoui affirme que «l’investissement public n’est pas orienté vers la productivité, il ne génère pas de croissance et par conséquent, n’est pas pourvoyeur de postes d’emploi durables. De ce fait, il ne s’agit pas d’augmenter les enveloppes budgétaires, mais de réorienter les investissements vers les projets industriels et agricoles à forte valeur ajoutée. Les Entreprises et Etablissements Publics et le Fonds Mohammed V pour l’Investissement peuvent jouer un rôle prépondérant dans la stimulation de l’investissement productif ».
Toujours selon ce dernier, «il s’agit de revoir la logique de développement des Partenariats Publics-Privés. La partie publique doit avoir une force de négociation au préalable pour exiger un plan d’embauche accompagné du Business Plan. Par la suite, il va falloir assurer un suivi pour s’assurer de la création effective des postes d’emplois objet dudit partenariat. Dans le même sillage, tout avantage fiscal ou économique doit être conditionné par la concrétisation de la création des postes d’emploi durables. C’est de cette manière qu’on changera la donne. L’ambition gouvernementale ciblait la création de 500 000 postes d’emploi pour le mandat 2022-2026, or nous sommes trop loin de ce chiffre puisque le taux de chômage au Maroc au 1 er trimestre 2024 est de l’ordre de 13,7% ».
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De son côté, Mohammed Jadri, rappelle «qu’il est essentiel de souligner un aspect clé de l’économie marocaine : l’indice ICOR, qui évalue l’efficacité des investissements publics. Cet indice révèle que l’économie nationale est mal positionnée, car elle doit mobiliser 9,4 % de son PIB pour réaliser un point de croissance. Cette situation explique en partie les taux de croissance relativement faibles, situés entre 2% et 3%, malgré un investissement public équivalant à environ 30 % du PIB ».
« À titre de comparaison, l’Égypte mobilise seulement 4,3 % de son PIB pour obtenir un point de croissance, tandis que la moyenne mondiale se situe autour de 6%», souligne ce dernier.
Toujours selon Jadri «chaque année, le Maroc accueille entre 300 000 et 400 000 nouveaux chercheurs d’emploi. Étant donné que chaque point de croissance génère entre 16 000 et 20 000 emplois, l’effort d’investissement public ne permet de créer que 48 000 à 60 000 emplois pour les jeunes Marocains chaque année. Par conséquent, malgré les efforts considérables en matière d’investissement public, le taux de chômage reste systématiquement au-dessus de 10 % ».
En somme, une concertation entre les différents acteurs économiques est plus que nécessaire et permettra de transformer ces investissements en opportunités d’emploi tangibles pour tous les Marocains.
Avis d’expert – Youssef Guerraoui Filali, président du Centre Marocain pour la Gouvernance et le Management
Les projets d’infrastructures doivent être développés, en priorité, dans les zones réservées aux projets d’investissements économiques tels que les zones Offshore, High Tech, ou d’accélération industrielle. L’objectif est de rentabiliser l’investissement en infrastructures, et le meilleur moyen d’y parvenir c’est à travers le lancement de projets à forte valeur ajoutée. L’infrastructure doit précéder le lancement des projets d’investissement productif, mais à travers une vision de développement territorial durable et intégrée.
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Dans le même sillage, les régions du Sud-Est au Maroc sont des gisements de productivité et de richesses naturelles. De ce fait, le lancement de nouveaux projets est conditionné par la mise en place d’infrastructures susceptibles de favoriser l’installation des nouveaux investisseurs.
L’amélioration de l’emploi au Maroc ne peut se réaliser sans réorientation d’une partie importante de l’investissement public vers les projets économiques à forte valeur ajoutée. Les investissements en infrastructures doivent s’opérer dans une vision intégrée et par conséquent, représenter un avantage attractif visant à améliorer la compétitivité économique voire industrielle du Maroc.
En outre, l’encouragement de l’investissement privé reste essentiel. Deux tiers de l’investissement global doivent être portés par le secteur privé à l’horizon 2035. De ce fait, le Pouvoir Exécutif doit utiliser l’investissement public comme levier de stimulation des emplois, en jouant le rôle de facilitateur en matière d’implémentation et de lancement des projets privés d’investissement.
3 Questions à Mohammed Jadri, économiste et consultant économique
Challenge : Quelles sont les principales raisons structurelles qui empêchent les investissements de se traduire par des créations d’emplois ?
M.J. : Les investissements au Maroc rencontrent des difficultés à générer suffisamment d’emplois en raison de divers problèmes structurels. Tout d’abord, l’inefficacité des investissements se traduit par un rendement faible en termes de création d’emplois, car les fonds investis ne produisent pas les effets escomptés sur le marché du travail. De plus, le manque de synergies avec le secteur privé limite l’impact des investissements publics, ces derniers ne répondant pas toujours aux besoins réels des entreprises. L’inadéquation des compétences est également un obstacle majeur : le décalage entre les compétences des travailleurs et les exigences du marché du travail réduit l’efficacité des emplois créés.
En parallèle, les déficiences infrastructurelles sont notables ; bien que des investissements importants aient été réalisés, certaines régions, notamment rurales, restent sous-équipées, ce qui freine le développement économique local et la création d’emplois. Les problèmes de logistique et de transport aggravent cette situation, car les insuffisances dans ces infrastructures ralentissent la croissance des entreprises et limitent leur capacité à créer des emplois.
L’environnement des affaires, marqué par des difficultés administratives et une instabilité réglementaire, décourage également les investissements privés. En outre, la gouvernance et la corruption jouent un rôle problématique : la mauvaise gestion et la corruption compromettent l’efficacité des projets publics. Enfin, la concentration des investissements dans des secteurs à forte intensité de capital, qui nécessitent beaucoup de fonds mais créent peu d’emplois, contribue à cette problématique. Ensemble, ces facteurs expliquent pourquoi les investissements au Maroc ne parviennent pas toujours à générer un nombre suffisant d’emplois.
Challenge : Comment les projets d’infrastructure peuvent-ils être mieux alignés avec les besoins des secteurs qui créent le plus d’emplois ?
M.J. : Pour mieux aligner les projets d’infrastructure avec les secteurs créateurs d’emplois au Maroc, plusieurs stratégies essentielles doivent être mises en place. Tout d’abord, il est crucial d’analyser les besoins du marché en identifiant les secteurs économiques à forte croissance et leurs exigences spécifiques en matière d’infrastructure. Cette analyse peut être réalisée à travers des études de marché approfondies et des consultations régulières avec les acteurs économiques, tels que les entreprises et les associations professionnelles.
Ensuite, le développement de partenariats public-privé est fondamental. En co-concevant des projets d’infrastructure avec le secteur privé, on peut mieux répondre aux besoins des secteurs générateurs d’emplois. Il est également important d’encourager le co-financement et la gestion conjointe des projets pour garantir leur alignement avec les priorités économiques.
L’orientation des investissements vers des secteurs à forte intensité de main-d’œuvre est une autre approche clé. Il convient de prioriser les projets d’infrastructure pour les secteurs qui génèrent beaucoup d’emplois et de développer des zones industrielles et technologiques spécifiques à ces secteurs.Par ailleurs, il est nécessaire de renforcer les infrastructures locales, en particulier dans les régions moins développées, et de soutenir les petites et moyennes entreprises (PME) locales. Cela inclut l’amélioration des routes, des transports en commun et des installations industrielles dans ces zones.
Intégrer la dimension emploi dans la planification des projets est également crucial. Il faut évaluer l’impact potentiel des projets sur la création d’emplois et mettre en place des mécanismes de suivi et d’évaluation pour ajuster les plans en fonction des résultats.
De plus, investir dans des programmes de formation professionnelle et technique alignés avec les besoins des secteurs visés est essentiel. Promouvoir le développement des compétences locales aidera également à préparer la main-d’œuvre aux emplois créés par les projets d’infrastructure.
Enfin, l’adoption de technologies modernes et le soutien à des projets innovants peuvent favoriser le développement de nouveaux secteurs d’activité, créant ainsi de nouvelles opportunités d’emploi. Ces approches combinées permettront de maximiser l’impact des projets d’infrastructure sur la création d’emplois au Maroc.
Challenge : Quelles recommandations feriez-vous pour améliorer la situation de l’emploi au Maroc en lien avec les investissements publics ?
M.J. : Pour améliorer la situation de l’emploi au Maroc, plusieurs aspects cruciaux doivent être pris en compte. Tout d’abord, il est essentiel d’accélérer la mise en œuvre de la feuille de route pour l’eau et des projets d’énergies renouvelables afin de garantir la souveraineté alimentaire et énergétique du pays. Parallèlement, il est nécessaire de soutenir l’initiative privée, notamment les très petites entreprises, en offrant des sources de financement adaptées, un accompagnement durant les trois premières années et en facilitant l’accès à la commande publique.
Améliorer le climat des affaires est également fondamental. Cela implique de lutter contre la corruption et les pratiques de rente, qui freinent le développement économique. En outre, il est important de réorienter les investissements pour qu’une part plus importante provienne du secteur privé, visant à atteindre un ratio de 2/3 pour les investissements privés par rapport aux investissements publics. Ces derniers devraient rester complémentaires, en se concentrant sur des domaines essentiels tels que la sécurité alimentaire, la souveraineté sanitaire et médicale, et l’énergie. Pour parvenir à ces objectifs d’ici 2035, comme annoncé dans le Nouveau Modèle de Développement (NMD), il reste encore du chemin à parcourir. Il est crucial de faire preuve d’une volonté politique de haut niveau pour réaliser ces ambitions et transformer ces recommandations en actions concrètes.