Marché de la restauration collective: Quand les capitaux étrangers dominent l’industrie financée par l’État
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La commande publique au Maroc soutient plusieurs secteurs économiques, avec une dépendance parfois structurelle, notamment dans la restauration collective. Ce marché, qui stagnait à moins d’un milliard de dirhams il y a dix ans, a explosé grâce à l’externalisation des cuisines des CHU et des établissements pénitentiaires. En 2023, il a doublé de taille, dominé par les acteurs étrangers Ansamble et Newrest.
S’il est des plus notoires que la commande publique irrigue au Maroc plusieurs secteurs économiques en garantissant aux acteurs qui y officient, un volume d’activité allant de non négligeable à déterminant ; chez certains métiers et activités spécifiques, la dépendance vis-à-vis des marchés publics, voire d’un donneur d’ordre public en particulier, est parfois structurelle voire « dramatique ». Ainsi, en est-il du marché marocain de la restauration collective qui végétait à moins d’un milliard de dirhams il y a une dizaine d’années, avant de connaitre une croissance exponentielle dans le sillage de l’externalisation progressive de la gestion des cuisines des CHU (Centre Hospitalier Universitaire) et surtout des établissements pénitentiaires du Royaume. En effet, avec une commande totalisant quelques centaines de milliers de repas par jour émanant de la DGAPR (Délégation Générale de l’Administration Pénitentiaire et à la Réinsertion) et les CHU de Fès, Rabat, Marrakech et Oujda, le marché de la restauration collective a plus que doublé de taille à fin 2023… et ce, au grand bonheur des acteurs étrangers Ansamble et Newrest qui se partagent à eux deux ce gâteau, financé par les deniers publics, en exclusivité depuis une décennie.
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Il faut dire que depuis que la DGPAR s’est résolue en 2015, sous la houlette de son actuel patron Mohamed Salah Tamek, à sonner le glas à la pratique « séculaire » de la « Gouffa » (panier-repas remis par les familles aux détenus et véritable cheval de Troie pour introduire des produits illicites derrière les barreaux) dans les soixante-dix établissements pénitentiaires du Royaume, l’externalisation progressive de la préparation et le service des repas quotidiens des quelques 100.000 prisonniers qui y sont entassés, parfois dans des conditions inhumaines comme à la prison d’Oukacha de Casablanca où le taux de surpopulation avoisine les 200% (mais cela est une autre histoire!), coûte désormais au contribuable marocain plus de 800 millions de dirhams. Un chiffre qui grossit année après année, au vu de l’évolution de la population carcérale avec 105.000 détenus à fin octobre 2024 contre à peine moins de 74.000 détenus une décennie plus tôt.
Une manne largement justifiée aux yeux de la DGAPR pour des raisons sécuritaires et sanitaires, elle qui a pour mission fondamentale d’assurer la sécurité des détenus et des bâtiments et installations affectés aux établissements pénitentiaires, ainsi que le maintien de l’ordre. Toutefois, contrairement à des secteurs comme le BTP, le dispositif médical ou encore les installations et équipements électriques où la commande publique a concouru à l’émergence de vrais champions nationaux et à l’ouverture concurrentielle de ces marchés avec la multiplication des acteurs sérieux qui ont relégué les filiales de groupes étrangers à des positions de second rôle, les marchés providentiels de la restauration au sein des prisons et des CHU marocains, ont indéniablement concouru à l’émergence et à la consolidation au fil du temps d’une situation oligopolistique d’autant plus regrettable pour notre économie qu’elle bénéficie exclusivement à deux filiales de groupes étrangers qui ont profité des marges plantureuses pour gaver leurs actionnaires en dividendes et revenus divers transférés à l’étranger (droits de marque, assistance technique….) en devises sonnantes et trébuchantes, ce qui est totalement légitime dans une économie ouverte (encore que sur les rémunérations autres que les revenus du capital, la frontière avec le mécanisme de transfert de marge est des plus poreuses) mais également, en éliminant la concurrence la plus sérieuse ! En effet, en 2022, la filiale marocaine du géant Newrest (un des leaders mondiaux du catering multi secteurs), a raflé un an plus tard le troisième acteur marocain de la restauration collective, Sodexo Maroc. Un an auparavant, son challenger Ansamble Maroc, totalement détenu par le fonds d’investissement étranger Adenia et Proparco, a jeté son dévolu sur Proxirest (numéro 4 du secteur et leader sur le segment de la restauration dans les établissements d’éducation). Avec ces opérations de croissance externe, ces deux larrons revendiquent, depuis, à eux deux (filiales comprises) plus de 80% de part d’un marché qu’ils ont presque totalement verrouillé à leur avantage, au grand dam des clients qu’ils soient privés ou publics. En témoigne cette alerte lancée par un de leurs grands clients auditionnés en août 2021 par le Conseil de la Concurrence pour les besoins de l’autorisation du rapprochement Newrest Services Maroc et Sodexo Maroc qui avait exprimé sa « vive inquiétude » par rapport aux effets que pourrait engendrer une telle opération quant au « risque d’entente conduisant probablement à une hausse des prix des services de la restauration collective ». D’ailleurs, on se demande comment le Conseil de la Concurrence a donné son feu vert pour cette concentration quand bien même dans les attendus publics de son enquête, il fait cet aveu déroutant « l’intensité de la concurrence dans les appels d’offres relatifs à la restauration collective est déjà faible ». Le « déjà faible » fait référence à la situation prévalant antérieurement au rapprochement qu’il a finalement autorisé moyennant des mesurettes consistant pour le nouvel ensemble à renoncer à des contrats totalisant 30 millions de dirhams (soit moins de 3% de son chiffre d’affaires consolidé) !
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En attendant des jours meilleurs pour les clients de la restauration collective au Maroc, notamment avec la restauration d’une véritable concurrence saine et profitable à l’ensemble des parties prenantes de ce marché en pleine expansion, la remise « en concurrence » des fameux marchés de la DGAPR porte au nombre de deux les grands challenges en 2025 de cette administration sous tutelle directe du Chef du Gouvernement, avec l’entrée en application de la loi n° 43.22 relative aux peines alternatives (qui a fait jaser dans le landerneau politique et associatif). Va-t-elle enfin consentir, à l’image de l’Office National des Œuvres Universitaires Sociales et Culturelles, qui a fait le choix institutionnel de ne pas attribuer plus de deux appels d’offre à un même soumissionnaire (sur plusieurs lots) en retenant au passage comme prestataires, d’autres acteurs maroco-marocains de la restauration collective, à casser l’oligopole qu’elle a entretenu une décennie durant en accordant enfin, à de nouveaux acteurs à capitaux marocains la chance de participer à la modernisation de la gestion des prisons marocaines? Affaire à suivre.