Interview

Mohamed Taher Sraïri: «La campagne agricole 2024/2025 est d’ores et déjà perdue»

Mohamed Taher Sraïri, Professeur à l’IAV Hassan II de Rabat, dresse un constat alarmant sur l’impact de la crise climatique sur l’agriculture marocaine. Selon lui, la rareté des pluies et la sécheresse prolongée compromettent la campagne agricole 2024/2025 et exigent une révision en profondeur des stratégies agricoles pour garantir l’avenir du secteur face aux défis environnementaux et économiques croissants..

Challenge : La situation climatique actuelle, marquée par la rareté et l’irrégularité des pluies, semble préoccupante. Quel impact direct cette situation a-t-elle sur la campagne agricole 2024/2025 ?  

Mohamed Taher Sraïri : La situation est plus que préoccupante : elle est alarmante à bien des égards. Les piliers de l’agriculture nationale, à savoir les cultures pluviales (à leur tête les céréales, mais aussi les légumineuses alimentaires – fèves, petits pois, lentilles, etc. – et les fourrages d’automne – avoine, bersim et orge principalement –) ainsi que l’élevage des ruminants (bovins, caprins et ovins) sont sinistrés, car il n’a quasiment pas plu sur tout le territoire national depuis le mois de septembre, mis à part quelques cas très particuliers. Les effets cumulés de six années consécutives de sécheresse sont évidents, confirmés par les résultats du dernier recensement de la population : le monde rural se vide avec la perte de milliers d’emplois et de revenus conséquents, ayant des conséquences sur la croissance économique du pays, et même sur la confiance des citoyens dans l’avenir. 

Lire aussi | La campagne agricole est-elle compromise ?

Challenge : Le Maroc a placé de grands espoirs dans sa production céréalière pour la campagne 2024-2025, avec un objectif ambitieux de couvrir 5 millions d’hectares, soit une hausse notable par rapport aux années précédentes. Compte tenu de la situation actuelle, pensez-vous que cet objectif est réalisable ?

M.T.S :  ça ne sera évidemment pas réalisable, car les effets de l’absence de pluies ont été amplifiés par ceux de l’inflation mondialisée, et de nombreux exploitants agricoles ont tout bonnement renoncé à semer leurs parcelles. Pire, avec l’arrêt du service de l’eau dans plusieurs périmètres de grande hydraulique en raison des niveaux très limités de remplissage des barrages, la céréaliculture irriguée ne pourra même pas rattraper cette situation. On peut donc d’ores et déjà s’attendre à une production de céréales très faible, sûrement inférieure à 30 millions de quintaux, impliquant une récession économique annuelle du secteur agricole.

Challenge : La baisse des superficies cultivées est souvent citée comme un facteur aggravant pour les productions agricoles. Quelles sont, selon vous, les principales raisons de cette réduction des surfaces cultivées ?

M.T.S :  Il serait déjà salutaire que le ministère de tutelle mette à disposition des statistiques actualisées de la situation agricole, afin que l’opinion publique ait l’entière visibilité sur la question. Il est sûr que l’incertitude climatique accrue a précipité la majorité des acteurs du secteur agricole à dédaigner les activités traditionnelles des semailles de l’automne. In fine, il ne faut pas perdre de vue que des rémunérations de plus en plus limitées et aléatoires du travail agricole risquent d’en altérer définitivement l’attractivité, notamment pour les plus jeunes, qui n’ont plus d’autres alternatives que de quitter le monde rural et migrer vers les villes.

Challenge : La campagne agricole est-elle compromise pour autant ?

M.T.S : Il est manifeste que le monde rural affronte aujourd’hui une conjoncture climatique très difficile, voire inédite. Les agriculteurs avaient pris l’habitude de composer avec les effets des années de sécheresse, notamment en mobilisant les produits des années fastes qui les précédaient, comme des stocks (grains, pailles, cheptel, etc.), et aussi en recourant à ce qui fait la force de l’exploitation familiale : la flexibilité des activités et l’emploi extra agricole. Toutefois, avec un manque d’eau absolu, qui dure depuis six années, on a définitivement quitté la zone de confort du secteur agricole. Les ressources hydriques souterraines sont partout soumises à une très forte pression, pour ceux qui y ont encore accès, quand elles n’ont pas été épuisées … Par conséquent, des arrachages massifs d’arbres fruitiers ont été opérés et des filières sont en souffrance réelle : cas des agrumes, des oliviers, etc. Le pays a aussi perdu son autosuffisance en viandes rouges et en produits laitiers ; par exemple, les importations de lait en poudre (près de 40 000 tonnes en 2024) menacent les équilibres fondamentaux qui régissaient cette filière primordiale pour la stabilité des revenus des agriculteurs. Tous ces constats n’augurent rien de bon et il y a d’ores et déjà des voix qui s’élèvent pour exiger de repenser les rôles de l’agriculture dans le Nouveau modèle de développement du pays. Il faut donc logiquement, à la lumière des effets inéluctables du changement climatique, redéfinir les fonctions de ce secteur, et ce, dans la diversité des territoires dont regorge le pays.

Lire aussi | Sécheresse: A quoi vont servir les 250 millions de dollars de la Banque mondiale ?

Challenge : Malgré un contexte difficile, est-il possible de sauver la campagne agricole 2024/2025 ?
Quelles actions prioritaires devraient être mises en place pour redresser la situation à court terme et garantir une production stable à long terme ?

M.T.S :  Il ne faut pas se leurrer : la campagne agricole 2024/2025 est définitivement perdue, les céréales, véritable baromètre de tout le secteur, ayant toutes les chances d’aboutir à des productions moins que dérisoires. Cela va impliquer encore une fois des importations records durant l’année 2025. Mais au-delà de ce constat, il est urgent de convenir qu’il faut un changement de paradigme : cesser illico presto de penser que les vieux poncifs (l’extension de l’irrigation et les équipements en goutte-à-goutte, l’importation de races bovines laitières spécialisées, etc.) seront adaptés pour relever les défis du futur. Il faut au contraire mobiliser des schémas de pensée novateurs, qui tirent leur légitimité du savoir scientifique. Pour cela, il est plus que crucial d’encourager le retour du couplage cultures/élevage pour boucler les cycles de la biomasse et limiter les usages d’intrants externes (engrais chimiques, pesticides, etc.) dans l’application des préceptes de la transition agro-écologique. Celle-ci est à concevoir sous contraintes hydriques majeures, ce qui revient à prôner en priorité la valorisation des ressources renouvelables (l’eau de pluie et les neiges). Pour cela, les céréales, les légumineuses alimentaires et l’élevage adossé aux pâturages naturels et aux fourrages pluviaux doivent recouvrer leur rôle pivot dans les stratégies futures, en les appuyant par de conséquentes aides aux producteurs pour garantir l’attractivité du travail, facteur dont l’importance a été lourdement mésestimée par le passé. Il est en effet illusoire de continuer à penser que plus d’eau pourra être encore mobilisée, ou que les techniques d’irrigation localisée vont permettre de réaliser des «économies » … Enfin, il est plus qu’indispensable de concevoir et surtout de mettre en œuvre rapidement des programmes de sélection d’un matériel génétique, aussi bien végétal qu’animal, adapté aux défis du futur : des précipitations plus aléatoires et éparses, avec des baisses des niveaux moyens annuels et aussi une hausse des températures. C’est une condition sine qua non pour s’engager dans la voie d’une véritable souveraineté alimentaire, objectif plus que stratégique pour l’avenir du pays, étant donné la conjoncture géopolitique mondiale actuelle. Pour y parvenir, il est souhaitable que la recherche agronomique nationale se dote rapidement d’une feuille de route claire, sur le long terme, avec des programmes réalistes, dotés de moyens financiers conséquents et définis en partenariat avec les agriculteurs et les organes qui les représentent, dans les différentes zones agro-écologiques du pays.

 
Article précédent

Donald Trump compte imposer des droits de douanes de 25% sur les importations d'acier

Article suivant

Dr. Samuel Munzele Maimbo: «Mon engagement est de faire de la BAD l’institution catalytique du développement africain»