Najib Akesbi: «Une vraie réforme fiscale est une réforme qui conjugue équité et efficacité»
Najib Akesbi ayant pendant longtemps enseigné à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, militant de gauche, n’a jamais cessé de contribuer à l’émergence d’une «conscience sociale alternativiste», au service d’un projet de société fondé sur la justice sociale. Dans cette interview, il évacue les «idées reçues» et suggère de nouvelles voies pouvant identifier les obstacles réels au développement et mener à des solutions plus pertinentes, dans le cadre d’une nouvelle vision.
Challenge : la dette publique est-elle actuellement soutenable ?
Najib Akesbi : ladite soutenabilité de la dette est un concept très controversé. Chacun y va de son approche, même s’il renvoie presque toujours à la capacité de l’État d’honorer le service de la dette à tout moment, et met donc en question sa solvabilité. L’approche qui s’est cependant imposée aujourd’hui est sans surprise celle des Institutions financières internationales. Celle-ci s’attache surtout au fait que le solde primaire d’une année donnée (solde budgétaire avant paiement des intérêts) reste contenu dans les limites du stock de la dette publique accumulée, multiplié par la différence entre le taux de croissance du PIB et le taux d’intérêt moyen payé sur la dette en question. C’est dire que chacun de ces paramètres est discutable (et discuté), donnant lieu à différentes interprétations, voire à des manipulations qui altèrent la fiabilité du ratio utilisé. En définitive, une sorte d’auberge espagnole où chacun ne trouve que ce qu’il apporte !
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Par ailleurs, la notion de soutenabilité ainsi conçue est formatée pour répondre aux préoccupations des créanciers mais nullement à celles des débiteurs, les pays endettés en l’occurrence. Votre dette peut apparaître «soutenable» parce que vous vous acharnez à saigner vos finances publiques pour payer rubis sur ongle votre service de la dette arrivé à échéance, mais c’est alors votre propre développement qui n’est guère «soutenable» puisque ce sont autant de ressources en moins, notamment pour vos dépenses d’investissement, si nécessaires pour alimenter la dynamique de la croissance, la création d’emplois, la satisfaction des besoins de la population… De surcroît, quand vous vous installez pour une longue période, comme c’est le cas du Maroc, dans une situation où le seul service de la dette s’accapare, année après année, plus de 20% des ressources budgétaires totales, il est clair qu’on est là en plein cercle vicieux (le fameux «piège», ou «trappe» de la dette), et lorsque vous vous épuisez chaque année à emprunter juste de quoi rembourser le service de la dette arrivée à échéance… Le vrai défaut de «soutenabilité» de la dette est celui-là, lorsque la dette devient une puissante machine d’extorsion et partant, de sous-développement. C’est quasiment la situation où se trouve notre pays depuis au moins une quinzaine d’années.
Challenge : peut-on parler aujourd’hui d’excès de dépenses publiques ?
N.A. : En soi, c’est une question qui peut ne pas avoir beaucoup de sens, car tout dépend des richesses des pays, de l’importance des services non marchands dans l’économie, des ressources mobilisables pour financer ces dépenses, et naturellement de la structure de ces dernières, autrement dit de leur affectation, et en définitive de l’utilité qu’elles représentent pour l’économie et la société concernées. Si l’on se réfère aux statistiques internationales, on constate qu’en 2023, les dépenses des Administrations publiques en pourcentage du PIB avaient atteint en moyenne 49,4% dans l’Union européenne, allant même jusqu’à 57,3% en France, et 55,2% en Italie. En Afrique, selon les statistiques de la Banque mondiale, les dépenses en proportion du PIB atteignaient 28,2% au Maroc, 32,4% en Afrique du Sud, 22,4% au Sénégal… Le Maroc ne me semble donc guère présenter un profil «excessif». Par rapport aux pays en développement, il serait plutôt dans une situation moyenne.
Il reste que j’insiste particulièrement sur le fait qu’en dernière instance, l’importance des dépenses publiques reflète des choix de production de services de base à la population (éducation, santé, protection…) par l’État ou par le secteur privé, et donc témoigne au fond d’un choix de société fondamental.
Ceci étant, au-delà du niveau des dépenses publiques, ce sont leurs structures qui apparaissent inadéquates, inefficaces, voire contreproductives. Les dépenses de fonctionnement absorbent 56% de l’ensemble et on ne connaît que trop les problèmes de cette catégorie de dépenses : très inégale répartition de la masse salariale, aides et subventions en tous genres aussi peu efficaces que peu équitables et alimentant des réseaux de rente puissants, financement de déficits colossaux d’entreprises publiques qui seraient autrement en faillite, dépenses de prestige multiples et variées et gaspillages en tout genre, caisses noires… Les dépenses d’investissement, qui représentent en 2024 près de 23% des dépenses du budget général de l’État ne sont pas négligeables a priori, mais on sait que le problème de ceux-ci est plus dans leur nature que dans leur volume. Des grands barrages aujourd’hui vides, aux autoroutes ou grands aéroports utilisés à moins de 20% de leurs capacités, en passant par les stations touristiques jamais achevées ou quasiment abandonnées, ainsi que les grands théâtres imposants et toujours «en instance», et surtout les mégas terrains de football et autres installations sportives réalisés ou en cours de réalisation… hélas, on sait que pour une très grande part, ce ne sont que des investissements de prestige, ostentatoires, mais économiquement irrationnels et financièrement ruineux, en tout cas tout à fait inadéquats pour le niveau objectif de développement du pays, et au regard des besoins réels de sa population, autant économiques que sociaux, culturels… En somme, en la matière, nous sommes encore en train d’alimenter une véritable forêt d’éléphants blancs !
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Le service de la dette est la troisième composante majeure dans la structure des dépenses publiques, avec une part de 20 à 22% de l’ensemble. Je l’ai déjà évoquée précédemment, mais pour encore mieux apprécier l’impact désastreux de cette catégorie de dépense, j’ajoute que, au regard des données de la loi de finances 2024, elle absorbe à elle seule 31% des recettes fiscales attendues pour l’ensemble de l’année, et même 36% des recettes fiscales restant dans le budget général de l’État. Cette hémorragie plombe dangereusement, et depuis longtemps, les finances publiques du pays, et partant, ses chances de développement.
Challenge : le Maroc a-t-il trop de fonctionnaires ?
N.A. : Là encore, ce sont des chiffres clairs et probants qui apportent une réponse tout aussi claire à votre question. Selon les données des documents accompagnant le Loi de finances 2024, on compte au Maroc 565 252 fonctionnaires civils (chiffre en baisse depuis 2015), ce qui représente à peu près 15 fonctionnaires civils pour 1000 habitants. Or, ce rapport pour 1000 habitants atteint 18 fonctionnaires en Tunisie, 56 en Allemagne, près de 90 en France, 142 au Danemark, près de 180 en Norvège… Si l’on rapporte le nombre de fonctionnaires à la population active, le taux ne dépasse guère 4,7% en 2024, alors qu’il atteint 18,6% en moyenne dans les pays de l’OCDE, un peu moins de 15% en Allemagne, au Portugal, en Italie, en Turquie, 21,1% en France, près de 30% en Norvège et en Suède, et en Afrique, 20% en Algérie…
Enfin, si l’on retient le critère de la masse salariale rapportée au PIB, le ratio en question se situe en 2023 à 10,7%, chiffre également en baisse par rapport à 2013 (11,5%), et surtout qui situe le Maroc à un niveau intermédiaire, entre des pays européens (Espagne, Portugal, France), voire l’Algérie et la Tunisie où il apparaît compris entre 11 et 14%, et d’autres pays tels la Turquie, l’Égypte, le Mexique où il apparaît plutôt contenu entre 7 et 10%.
On peut donc aisément constater qu’au regard de différents critères universellement retenus, il est difficile de considérer qu’il y a «trop de fonctionnaires» au Maroc. Je dirais plutôt que, malheureusement, dans de nombreux espaces des services publics, le personnel manque cruellement, ce qui nuit à la disponibilité et la qualité de services vitaux qui devraient normalement être assurés à la population, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé.
Challenge : quelles priorités en matière de dépenses publiques ?
N.A. : Le budget n’est que l’instrument financier pour réaliser les orientations et priorités d’un gouvernement, et les priorités budgétaires ne sont que l’émanation de ces dernières. Ce sont donc celles-ci qui devraient être repensées pour en déduire celles du budget, ce qui est une autre histoire… En tout cas, même par rapport aux priorités annoncées dans le programme de ce gouvernement, il ne semble pas qu’il y ait une grande concordance. A titre indicatif, «l’État social», dont on chante l’avènement matin et soir dans les médias officiels, manque de toute évidence des moyens de sa concrétisation. En dépit des efforts qui sont fournis çà et là, je peux vous dire qu’on reste très loin du compte…
L’absurde est atteint lorsque, faute d’une véritable réforme fiscale à même d’assurer un financement adéquat et équitable de l’État social, on en arrive à emprunter auprès des Institutions financières internationales, juste pour financer, comme le précise la déclaration accompagnant le crédit accordé par la Banque mondiale cette année,«le soutien aux programmes de transferts monétaires existants du gouvernement du Maroc et (de) mettre en œuvre le nouveau programme non contributif d’assurance maladie destiné aux ménages vulnérables». Ainsi, Le pays s’endette juste pour distribuer des aides de survie à une partie de sa population ! Et de surcroît, ce qui est certain aussi, c’est que cette dette-là sera encore moins en mesure de générer les ressources permettant son remboursement…
Challenge : comment est aujourd’hui répartie la charge fiscale / le système fiscal actuel en vigueur est-il équitable ?
N.A. : En termes de niveau, le système fiscal marocain, avec une pression fiscale de l’ordre de 20-22%, n’est ni trop «lourd» ni trop «léger». Il est dans la moyenne des pays dits en développement. Ses structures par contre montrent l’image d’un système qui n’est ni économiquement et financièrement efficace, ni socialement juste. Prédominance des «impôts indirects» (notoirement injustes parce que «aveugles»), concentration des «impôts directs» sur une poignée de grandes firmes et une masse de petites et moyennes entreprises, et pour ce qui est de l’impôt sur le revenu principalement sur la classe moyenne, doublé de surcroît d’un barème à la «progressivité régressive», fraude et évasions fiscales massives, privilèges fiscaux exorbitants… bref, j’ai déjà eu, sur ces mêmes colonnes, l’occasion d’analyser plus en détail les tares du système fiscal marocain.
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J’ajouterais simplement que pour ma part, je n’appelle pas «ce qui se fait» dans ce domaine depuis quelques années une «réforme fiscale», mais plutôt une contre-réforme fiscale, en ce sens qu’elle produit le contraire de ce qui est officiellement annoncé. Ainsi, alors que les possibilités d’évasion fiscale restent plus grandes que jamais, ce sont les grandes entreprises qui se voient gratifiées d’une baisse des taux de l’IS, alors même que les petites et moyennes subissent un doublement du leur ! Pareil pour la TVA, déjà par essence injuste : sous prétexte de réduction du nombre de taux, on augmente fortement ceux grevant les biens et services les plus courants, voire les plus vitaux. Quant aux mesures qu’on annonce cette année pour l’impôt sur le revenu, on attendra leur présentation en détail pour en juger, mais je peux dire déjà sans risquer de me tromper que, par exemple, on ne risque pas de toucher à l’imposition des hauts revenus, juste pour les faire un peu mieux contribuer à l’effort de solidarité nationale…
Challenge : A qui profite aujourd’hui les dépenses fiscales ?
N.A. : On sait depuis longtemps que ces «dépenses», qui ne sont en fait pour une grande part que des privilèges fiscaux, et qui ne représentent pas moins de 2 à 3 points de PIB (35,4 milliards de dirhams en 2023), sont, elles aussi, à la fois financièrement ruineuses, économiquement inefficaces et socialement inéquitables. On ne compte plus les études qui ont mis en évidence cet état de fait. Et pourtant, pour l’essentiel, le dispositif se maintient. La raison réside justement dans la réponse à votre question. Il faut croire que les lobbies qui profitent d’une telle manne, dans l’agriculture, l’industrie, l’immobilier, l’export, etc… sont tellement puissants qu’ils arrivent à imposer la pérennité d’un système qui défie le simple bon sens.
Challenge : Quelles réformes pour un impôt plus équitable ?
N.A. : Volontairement ou sous la pression des contraintes, on y arrivera bien un jour : une vraie réforme fiscale conjuguant équité et efficacité. On ne pourra pas faire l’économie d’une refonte d’ensemble du système actuel. Un meilleur équilibre entre impôts directs et impôts indirects, les premiers étant renforcés par une plus grande contribution du capital, avec un impôt sur les grandes fortunes, un impôt sur les successions, un impôt sur le revenu soumettant à la même base d’imposition revenus du travail et revenus du capital, et doté d’une forte progressivité au niveau des hauts revenus ; Un impôt sur les sociétés dont l’assiette est maîtrisée et les taux harmonisés ; Une TVA avec des taux plus faibles voire nuls pour les produits de grande consommation, et plus élevés pour les biens et services de luxe ; Une fiscalisation appropriée des activités informelles et numériques ; Des dispositifs conséquents de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale ; L’affirmation d’une fiscalité environnementale capable de dissuader les dégradations écologiques de toute sorte et d’encourager la préservation des ressources naturelles et la durabilité des patrimoines et des écosystèmes ; Une décentralisation progressive du système fiscal pour mieux le situer au niveau des régions et des territoires ; Une démocratisation des processus conceptuels et décisionnels en matière de finances publiques, par une implication des citoyens et de leurs représentants, notamment dans le cadre d’une Instance de concertation et de dialogue qui pourrait être celle d’un «Conseil des prélèvements obligatoires»…
Voilà quelles pourraient être les grandes lignes de ce que j’appellerais une véritable réforme fiscale, autant respectueuse des droits et des capacités contributives des citoyens, que soucieuse des besoins financiers légitimes de l’État. Mais ne rêvons pas, une telle réforme ne saurait être envisageable sans être inscrite dans une toute autre vision du développement de notre pays.