Najib Cherfaoui : « Il faut compter 1 milliard de dollars pour le lancement d’une compagnie maritime nationale viable »
Contrairement à l’aérien, le Maroc qui avait une vraie flotte de fret jusqu’à la fin des années 1990, dépend depuis, quasiment des armateurs mondiaux pour son transport maritime. Le Roi Mohammed VI a appelé à faire renaitre la compagnie maritime nationale. Que gagnerait aujourd’hui le Royaume à se doter d’un tel outil ? Combien pourrait-il coûter financièrement à l’Etat? Quid des ressources humaines nécessaires ? Les réponses de Najib Cherfaoui.
Challenge : Le Roi Mohammed VI a appelé à la constitution d’une flotte nationale de marine marchande, forte et compétitive. Jusqu’où un conglomérat de compagnies maritimes nationales pourrait-il réduire la dépendance du Maroc aux compagnies étrangères ?
Najib Cherfaoui : Pour répondre à cette question, il est essentiel d’interroger l’Histoire. En 2015, dans un travail de légende, les lauréats de l’École Hassania des Travaux Publics (EHTP) ont calculé, année par année, de 1886 à 2023, la capacité de charge de la flotte de commerce du Maroc. Ce merveilleux livrable fait apparaître plusieurs époques particulièrement fastes, ainsi 1899, 1923, 1956, 1967 et une très puissante accélération de 1977 à 1993. Par rapport à ces accomplissements, l’année 1985 demeure mémorable : le pavillon assure 7,36 Millions de tonnes, représentant 23% du global transporté, c’est-à-dire du volume portuaire import/export, soit 32 Mt de marchandises. Eu égard à cette performance (1985), on pourra se fixer immédiatement une couverture de 25% du tonnage import/export, que l’on portera ensuite à 50% à l’horizon 2040.
Challenge : Le Royaume a-t-il les moyens de lancer une compagnie maritime nationale de fret avec des navires marocains qui soient compétitifs par rapport aux autres flottes étrangères, notamment les géants du transport conteneurisé qui sont tous présents au Maroc ?
N.C : Tout d’abord, malgré l’énorme pression des géants du conteneur, notre pays a la chance de pouvoir récupérer la place commerciale qui lui revient dans les flux conteneurisés entre ports marocains. Ainsi, en corrigeant l’erreur de l’Open Sea décrété en 2006 (note circulaire du 30 mai 2006, n°51/scc/min), le Maroc a toute la latitude de réserver l’exclusivité du cabotage conteneurisé aux capitaux nationaux. En effet, dans la plupart des régions du monde, la loi interdit l’utilisation de navires étrangers pour effectuer du cabotage, c’est-à-dire le transport entre deux ports nationaux: USA, Canada et Union Européenne pour ne citer que ces trois majors du monde maritime.
Cela dit, le potentiel du commerce maritime de notre pays repose sur le socle du trafic des vracs solides et liquides : engrais, phosphates, charbon, hydrocarbures, acide phosphorique, soufre et ammoniac ; soit un global de 70 millions de tonnes. L’élément clé est que les chargeurs marocains connaissent parfaitement à la fois la taille de chaque segment de ces marchés et le calibrage optimum des navires correspondants (en général des « handy size »). Étant donné que nos chargeurs maîtrisent cet élément clé, le Maroc a aujourd’hui tous les atouts pour lancer plusieurs compagnies maritimes nationales de fret à la fois fortes et compétitives.
Challenge : Aujourd’hui, le Maroc dépend quasiment des flottes étrangères, avec tout ce que cela a comme conséquences, notamment les fluctuations tarifaires. Selon vous, quelle économie en termes de devises le Royaume gagnerait-il à lancer sa propre compagnie nationale maritime de fret ?
N.C : Au cœur d’un enjeu considérable, cette question revient à estimer le taux de couverture raisonnable des dépenses de transport maritime par notre pavillon (4 milliards de dollars en 2022). Pour cela, il convient à nouveau d’interroger l’Histoire: la lecture des performances passées de notre flotte fait apparaître pour ce ratio un maximum absolu de 37% réalisé en 1987. Rapporté à 2023, cette limite indique qu’aujourd’hui le pays aurait gagné en devises, au moins 1,5 milliard de dollars.
Challenge : Combien pourrait coûter financièrement le lancement d’une compagnie maritime nationale viable ?
N.C : Votre question est très mal posée. Elle laisse supposer que l’État aurait à débourser un quelconque montant. Non, l’État n’a rien à payer et l’État ne va rien payer. Par contre l’État devra se porter garant et uniquement garant des transactions d’usage. Je n’ai pas la place ici pour développer avec pédagogie les modalités de son intervention. Disons qu’il y a trois éléments clés qui donnent lieu à un «serpent hypothécaire»: le Navire, le Propriétaire du navire (crédit-bailleur) et l’Exploitant du navire (crédit-preneur). L’État aura pour rôle d’accompagner l’infernale descente en cascade des hypothèques destinées à se couvrir les unes les autres.
En se restreignant à la flotte de vraquiers, la viabilité de ce processus est assurée par les recettes du Navire, elles-mêmes garanties par le marché national des vracs solides et liquides (70 millions de tonnes). L’importance de ce que je viens de dire provient de ce que la plupart des grands chantiers navals de construction prennent en considération l’existence d’un marché garanti. La réponse à votre préoccupation financière se décline alors clairement : le navire finance son propre achat. Personne n’a rien à payer : c’est le travail du navire qui paye. Maintenant, je vous livre le coût demandé: il faut compter 1 milliard de dollars pour une flotte de vingt vraquiers incluant pour la composante vracs solides des unités d’une capacité de 35 000 tonnes, acheminement combiné des céréales et des minerais, phosphates ou charbon.
Challenge : Le Maroc a-t-il pour l’heure les ressources humaines nécessaires pour?
N.C : Dans le domaine de la navigation en mer, l’Institut Supérieur d’Études Maritimes (ISEM) est la référence internationale, avec pour objectif la formation permanente d’un corps d’officiers et de marins chargés d’assurer la conduite des navires de commerce. De plus, le Maroc dispose d’un savoir-faire d’exception : les prestigieux lauréats EHTP pour la maîtrise du segment portuaire/travaux maritimes auxquels il convient d’associer l’expertise des armateurs du Maroc (ARMA) et l’esprit communautaire du cluster «Industrie navale du Maroc».
Bio express
Ingénieur et mathématicien, Cherfaoui Najib a mené à l’EHTP (Ecole Hassania des Travaux Publics) des recherches qui ont permis d’asseoir à l’International l’excellence marocaine en Ingénierie portuaire. Au cours de la première décennie de ce siècle, il publie quatre ouvrages de référence : Maroc & Sciences de la mer, Législation portuaire Monde & Maroc, Monographie intégrale des ports du Maroc, Système portuaire du Maroc de 1260 à 2060. En 2015, avec l’aide des lauréats de l’EHTP, il parvient à réaliser une encyclopédie complète de la flotte marocaine (1886-2023), travail considérable que le monde entier nous envie : navire par navire, il retrouve la photo, la date d’entrée sous pavillon, la date de sortie, qu’est ce qu’il faisait avant, qu’est ce qu’il a fait après, et surtout comment chacun d’eux a fini sa carrière. Par ailleurs, Cherfaoui Najib a réalisé, au département de mathématiques de l’EHTP/ModNum, d’importants travaux en analyse complexe, notamment en dimension infinie (publiés à l’académie des sciences de Paris). Enfin, Cherfaoui Najib est bien connu pour avoir révolutionné la pédagogie de l’Ingénierie portuaire : ses leçons magistrales sur les erreurs commises demeurent légendaires ; modèle repris par plusieurs autres pays.