Interview

Naoufal El Heziti: « Le Maroc des 15 prochaines années augure une puissance émergente »

Naoufal El Heziti, CEO de Global Business Delivery, past président national du Centre des Jeunes Dirigeants Maroc, membre du Conseil d’administration du CJD International, livre une analyse sur la trajectoire économique du Maroc, qui ces dernières décennies a tracé son chemin pour réaliser ses ambitions de développement.

Aujourd’hui, comme à l’image de la Turquie des années 90, le Maroc des 15 prochaines années augure une puissance émergente. Pour les praticiens des sciences économiques, tous les signes qui présagent de ce changement sont de plus en plus patents. Sur le continent, les artères de l’économie marocaine ainsi que sa forte diplomatie lui procurent une assise sans prétention aucune de : puissance régionale. Pour beaucoup d’observateurs, deux critères sociologiques portent cette trajectoire : l’osmose état-société que la lutte contre le Covid a renforcée, et l’émergence d’un mindset transformateur : « nous aussi, on compte dans le concert des nations ». C’est dire qu’une flamme s’est allumée. Résultante et à la fois fruit de plusieurs décennies de gouvernance, aujourd’hui l’enjeu est d’alerter les consciences collectives pour se préparer davantage face aux défis afin que cette flamme devienne une lumière pérenne qui éclaire le chemin d’un Maroc engagé dans une nouvelle étape de son développement intégral. C’est en tout cas l’une des idées clés de l’expert dans cette interview accordée à Challenge.

Naoufal El Heziti. Depuis maintenant deux ou trois ans, le Maroc a lancé son modèle de développement. Le travail idéal a été fait, mais sur le terrain, les choses semblent différentes. Certains économistes avaient signalé l’absence d’idéologie économique dans le NMD… Quel est votre regard sur le NMD et quelle analyse bilan faites-vous ?

Challenge. Il me semble que le vrai défi n’est pas la proposition ou le choix d’un NMD, mais comment s’échapper aux idées obsolètes dont les ramifications se sont infiltrées dans les moindres recoins de l’esprit. La possibilité de se débarrasser des vieux modèles est très séduisante, mais la quête de nouveaux modèles de développement impose une certaine prudence. Repenser un modèle ne consiste pas à trouver le bon, mais à en choisir ou en créer un qui serve au mieux notre objectif (ce que nous voulons être en tant que nation et ce que nous ne voulons pas être), un modèle qui reflète le contexte auquel nous sommes confrontés et les valeurs qui sont les nôtres. Ce n’est pas en combattant la réalité existante que l’on fait changer les choses. Si nous continuons à combattre un modèle, il finira par nous user. Pour qu’une chose change, il faut construire un nouveau modèle qui rende le modèle existant obsolète. J’ai aussi la conviction qu’il faut sortir complètement du débat actuel, technocratique, trop rationnel, ancré sur le présentisme du présent, pour aller reconquérir d’autres champs et d’autres terrains, parce qu’il y a des terrains que nous avons désertés, des terrains que nous avons abandonnés. Reconquérir le champ de la pensée, reconquérir le champ de la culture, le champ de la souveraineté intellectuelle, de l’utilité, reconquérir le champ de l’éducation, de l’excellence humaine, relire l’histoire, revisiter la sociologie, écouter la nouvelle génération, redéfinir l’imaginaire politique, l’imaginaire économique, la technologie, liquider certaines idées, contextualiser le débat et recentrer la pensée. Sur le point de l’idéologie économique, dans un monde comme le nôtre aujourd’hui, celui qui n’a pas d’idéologie est libéral par défaut. Il faut avouer que les temps ont complètement changé. Notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, la marchandisation, l’apparence à l’être. Notre temps incorpore trop de mots : globalisation, démondialisation, disruption, automatisation, plateformisation des organisations, individualisation, transversalisation, extrême droite, extrême gauche, croissance des attentes et des trajectoires, insubordination et bêtise humaine, des mots qui sont devenus des « maux ».

Le constat est beaucoup plus large qu’un débat idéologique. Nous sommes en train de vivre une vraie dissolution des croyances collectives, un déclin des idéologies, des religions, de la conscience de classe, de l’état, du sentiment national, du symbole. Toutes les croyances qui assuraient la définition et la cohésion de groupes capables d’agir collectivement semblent en voie de disparition, dans un univers mental et social qui ne laisse subsister que l’individu. C’est parce qu’aujourd’hui l’individu est seul et isolé dans sa parcelle de rationalité qu’il se sent écrasé par l’histoire. Cette fois-ci, il est écrasé par une histoire économique. Une fracture béante entre ceux et celles qui maîtrisent et façonnent le monde de demain parce qu’ils l’ont compris, et ceux et celles qui voient leurs souverainetés se faire grignoter petit à petit. Entre ceux et celles qui vont écrire une histoire et ceux et celles qui vont subir l’histoire.

Quel rôle doit jouer le secteur privé pour porter le NMD ?

Lorsque Sa Majesté le Roi, que Dieu l’assiste, nous a demandé de repenser le modèle de développement, y compris le modèle économique, il me semble que cette sollicitation royale fut pour faire une rupture d’ordre paradigmatique. Là, je reviens rapidement à l’histoire. Un modèle ou une idéologie économique est soit porté par une élite et une bourgeoisie, soit par un état qui va jouer le rôle de la bourgeoisie. Or, au Maroc, une bonne partie de notre élite économique, « notre bourgeoisie », est complètement décorrélée de la réalité économique marocaine parce qu’elle a ses propres impératifs en termes d’enjeux économiques. Elle est de type orientale et non occidentale. Même si elle se prétend être libérale, elle n’est pas dans une logique de rupture et de dépassement de modèle économique, elle est dans une logique de la reproduction du même, ce qui donne une logique de rente individuelle. Le problème de ce modèle, c’est que lorsque l’état n’est pas suffisamment présent pour réguler, arbitrer et décider sur les sujets de fond, cela donne lieu à plusieurs dérapages. L’élite économique, « le privé », ne va pas redistribuer la richesse dans une économie qui appartient à des individus. Il faut que l’état reprenne le contrôle de l’économique, « le marché », parce qu’il a la responsabilité de redistribuer la richesse. Pour moi, l’état devrait soutenir la vie, les ménages, le marché, mais surtout redistribuer équitablement la richesse.

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La Commission a pris en compte les recommandations d’une nouvelle génération d’économistes, dont Thomas Piketty. Ce dernier est pour un revenu universel. Est-ce réalisable au Maroc, compte tenu que cette idée peine à se faire accepter même dans les pays les plus égalitaristes comme la France ?

Pour essayer de comprendre cette recommandation du revenu universel, nous devons distinguer trois niveaux : l’économique, le subconscient culturel et l’inconscient anthropologique. Je pense qu’il est arbitraire de comprendre la réaction actuelle de la société française au processus d’égalité des revenus (développé par Thomas Piketty) si nous n’admettons pas qu’il existe, sur une bonne partie du territoire français, une valeur anthropologique égalitaire indépendante du monde économique, de la même façon que nous ne pouvons pas évoquer la Russie si l’on refuse d’admettre qu’un substrat anthropologique communautaire autoritaire a survécu à l’idéologie communiste. La Chine aussi, dont les structures familiales sont de type communautaire, illustre le même phénomène de persistance des valeurs infra-idéologiques. Pour comprendre la Chine, il faut d’abord revenir aux valeurs socialistes fondamentales et à la culture traditionnelle chinoise, qui restent vivantes dans le cœur du peuple. Les valeurs socialistes fondamentales représentent l’esprit chinois contemporain et sont la cristallisation des valeurs partagées par tous les Chinois. D’autres exemples : l’esprit individuel comme base du développement économique des pays anglo-saxons ou des pays comme l’Allemagne, le Japon ou la Suède. Dans ces pays, les comportements individuels s’insèrent dans les contraintes collectives où la famille humaine n’a pas seulement la fonction de reproduction biologique, elle doit aussi assurer une partie de la transmission des valeurs et des connaissances. Ce que je veux dire, pour prendre en compte les recommandations économiques, il faut situer le contexte des valeurs de chaque pays et chaque région. Il faut avoir une connaissance fine du pays, du projet de société, du pacte social, pour décider sur l’adaptabilité d’une telle ou telle recommandation. L’économie, ce n’est pas la loi des finances, c’est d’abord un ADN économique. Si vous grattez un peu l’agent économique marocain, qu’est-ce que nous allons trouver au juste ? Est-ce qu’il est libéral ? Autoritaire ? Conservateur ? Moderne ? Contemporain ? Socialiste ? Le vrai travail à mon sens, il est d’abord dans la compréhension de la sociologie et des comportements des individus. Une fois ce travail réalisé, on peut choisir ou redéfinir une recommandation.

Comment peut-on définir ce contexte de permacrise que nous vivons ?

Antonio Gramsci disait : « La crise, c’est lorsque le vieux n’arrive pas à mourir et que le neuf n’arrive pas à naître. Entre les deux, tous les démons peuvent surgir ». Les crises ne se succèdent plus, elles se superposent. Nous ne sommes plus confrontés à des épisodes temporellement définis, ayant un début et une fin, mais bien à un état critique continu, permanent, complexe et composé.

De mon point de vue, le monde ne vit pas une crise, c’est un peu léger pour qualifier toutes ces transformations par le mot « crise ». Dire que nous vivons une crise est une bonne façon de ne pas regarder la réalité des 30 dernières années. Nous ne vivons pas une crise, nous sommes en train de vivre un changement de paradigme au niveau de tous les modèles : économique, social, sociétal, environnemental, idéologique, politique. Tous ces modèles qui ont structuré nos cadres de pensée, mais surtout qui ont donné naissance à des sociétés comme les nôtres, sont en train d’être complètement réinventés et en même temps. Je suis convaincu que tôt ou tard, l’humanité trouvera équilibre, c’est la loi de l’homéostasie, système cherchant en permanence son équilibre. Et si je dois reformuler votre question, je dirai :

  • N’est-il pas essentiel de créer du sens au-delà des urgences ?
  • N’est-il pas essentiel de penser à la pérennité de notre monde qui s’effondre et d’œuvrer ensemble à en redéfinir l’horizon ?
  • N’est-il pas essentiel de rêver ? Oui, il faut rêver, car une société sans rêve est une société sans avenir.

Son aura à Davos, la coupe du monde 2030, les AG du FMI… le Maroc est en train de construire une véritable image de puissance régionale. Selon vous, quels sont les défis et les chantiers stratégiques de ce nouveau Maroc à court terme et à long terme ?

Nous ne pouvons pas changer l’histoire. Le Maroc, depuis toujours, fut une puissance régionale, qui a été consolidée et rehaussée grâce à la vision éclairée de Sa Majesté le Roi, que Dieu l’assiste. Avant d’aborder les sujets stratégiques, il me semble que le travail élémentaire est de comprendre l’évolution du monde, mais surtout les sujets d’accélération. Je passe une partie de mon temps à écouter les experts et à participer à des conférences au Maroc et ailleurs, et j’avoue que tout le monde dit la même chose. Les sujets d’actualité stratégiques sont connus : l’énergie, l’eau, l’éducation, la santé, l’IA, la souveraineté alimentaire et sanitaire, l’entrepreneuriat, mais aussi l’inflation, la détérioration globale du contexte économique ou encore les tensions géopolitiques dans le monde. Nous avons compris que tout le monde est inquiet… et j’ai l’impression qu’on se répète lorsqu’il s’agit des sujets stratégiques au Maroc ou ailleurs. Le monde vit entre espoir, peur et révolte. Le vrai chantier stratégique au Maroc est sociologique, démographique, de valeurs, il est dans la compréhension de la nouvelle génération, il est dans la capacité à prédire. Quel Maroc souhaitons-nous léguer à nos enfants ? Je crois que dans les années qui viennent, un vrai retour aux sciences humaines est inéluctable. Mais en même temps, les chantiers stratégiques n’auront de pertinence à mon sens que s’ils sont définis dans le temps, entre le temps court et le temps long. Lorsque la priorité est le court terme, c’est bien, mais inévitablement nous sommes tentés de ne pas réfléchir et résoudre les problèmes du long terme qui finissent par devenir des problèmes du présent, tout simplement parce que nous appliquons des règles qui sont celles de « demain c’est pour les autres ». Mais surtout ne pas agir et se procrastiner, faire traîner, reporter, déplacer les questions justes. Or, cette attitude nous a conduits à négliger l’éducation, négliger l’environnement, négliger la santé, négliger la famille, négliger les conséquences de la technologie, négliger la pensée… Ça peut marcher à un certain moment et beaucoup d’hommes politiques (par manque de profondeur ou par manque d’idéal politique) vont nous dire que c’est naturel à cause de la géopolitique, parce que le momentum est compliqué, parce qu’il y a d’autres intérêts ou d’autres priorités. Ce n’est pas vrai du tout. Dans la plupart des pays qui ont renoncé à s’occuper du long terme, ça se termine par le manque de confiance (on n’a plus confiance en l’école, on n’a plus confiance dans les partis politiques, on n’a plus confiance dans les élites), mais le risque c’est de douter de notre capacité à reconquérir et à construire un avenir partagé. L’histoire nous a montré qu’une civilisation dure d’autant plus longtemps que chaque génération fait plus d’efforts pour aider les suivantes à conserver leur héritage.

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L’économie au service de la vie, une de vos maximes. Pourriez-vous partager avec nous le sens de cette vision ?

« Il n’y a de richesse que la vie, le pays le plus riche est celui qui nourrit le plus grand nombre d’êtres humains nobles, heureux, dignes ». Une économie de la vie est une alternative à l’économie de la survie. Selon le rapport d’Oxfam, les 1 % les plus riches du monde possèdent 45 % de tous les actifs financiers mondiaux. Juste la lecture de cette information nous renvoie vers une économie de la solitude, une économie du trop : trop d’égoïsme, trop de déloyauté, trop de fortune, trop de précarité, trop de bulles, cupidité sans borne, trop de futilité, une situation climatique de plus en plus catastrophique et des gaspillages infinis, self-branding tous azimuts, un refus d’accepter que nous sommes nés fragiles et interdépendants, trop peu de sens de l’essentiel. Et l’essentiel pour moi, c’est la vie. Une société de la solitude n’est pas durable, ni économiquement, ni socialement, ni psychologiquement. Je considère qu’un des enjeux primordiaux de la durabilité, c’est le fait qu’on tire les enseignements nombreux de la période que nous vivons pour essayer de façonner un modèle économique, un monde d’entreprise (petite ou grande), qui soit mieux disant d’un point de vue humain, mieux disant d’un point de vue environnemental, mieux disant d’un point de vue performance. À côté de ça, j‘ai l’impression qu’il y a un wake-up call pour le sujet de l’économie de la vie, qui intègre les notions d’économie de l’usage, de la fonctionnalité, de l’économie de la performance et de l’écologie industrielle, et qui concerne des mots englobés dans un : LA SOLIDARITÉ, pour plus d’équité, de répartition de richesse, de droit et de valeurs. Je crois que parler de valeur est un art perdu qu’il faut revivifier et surtout mettre au cœur d’une mentalité économique au 21ème siècle où l’humanité et la vie doivent être au centre de la préoccupation.

Quelle entreprise pour le Maroc de demain ?

Certainement, l’entreprise est le reflet de notre époque, le reflet de toute une génération, une génération façonnée par le digital et qui a changé son rapport vis-à-vis de l’entreprise. Si avant, l’entreprise était un moyen, ça veut dire qu’on s’engageait dans une entreprise en échange de la sécurité de l’employabilité. La jeune génération attend des entreprises qu’elles soient des porteurs de sens et qu’elles leur permettent de grandir en tant qu’hommes et femmes.

Pour le faire, nous avons besoin d’une entreprise basée sur la communauté, des entreprises et des entrepreneurs au sens noble du terme. Nous avons besoin des entreprises qui s’engagent sur le territoire pour avoir de l’impact dans un monde à reconstruire, une entreprise et des entrepreneurs humbles et qui n’ont pas confondu l’entrepreneuriat avec un produit financier.

Nous avons besoin d’une entreprise qui a de l’audace, du courage, de la résilience, de l’humanité, de l’amour du pays. Nous avons besoin plus que jamais de leaders éclairés et éclairants, des leaders globaux, qui agissent pour l’entreprise comme pour leur patrie « le Maroc ».

Naoufal EL HEZITI, 47 ans, natif de Tanger, est titulaire d’un Executive Economy & Finance de la Harvard Business School de Boston, d’un DESS en Ingénierie Financière de Montpellier 1 et d’une licence appliquée en Management Financier à l’université Mohamed V Rabat.

CEO de Global Business Delivery, il intervient depuis plus de 22 ans en qualité d’expert international sur les projets de refonte des business models et modèles économiques. Il a participé à plusieurs projets structurants au Maroc, notamment « Le Programme Émergence Maroc », ainsi que sur les projets à forte composante économique et financière. Il a notamment été consultant senior chez Mazars, CFO Logica GO (Maroc et Inde), directeur financier de la CGI / Groupe CDG et directeur filiales & participations de la CGI / Groupe CDG. Past président national du Centre des Jeunes Dirigeants Maroc, membre du Conseil d’administration du CJD International, de Maroc PME, de l’IMA et administrateur dans plusieurs sociétés. En plus d’être conférencier international, souvent invité pour animer et enrichir les débats économiques avec des intervenants de renom (Jacques Attali, Daniel Cohen…).

 
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