Interview

Omar Bakkou: «Cette configuration du marché des changes ne correspond pas à celle de l’économie marocaine»

L’abandon par Bank Al-Maghrib de l’ancrage du Dirham au panier de devises, un système en place depuis les années 70, marque un tournant majeur pour la monnaie nationale. Cette décision promet une nouvelle ère de flexibilité et d’agilité pour le Dirham, offrant aux autorités monétaires une plus grande marge de manœuvre pour ajuster sa valeur en fonction des conditions du marché. Eclairages de Omar Bakkou.

Challenge : Quelles sont, selon vous, les raisons qui ont motivé Bank Al-Maghrib à prendre la décision d’abandonner l’ancrage du Dirham au panier de devises après des décennies de maintien de ce système ?

Omar Bakkou : Préalablement à la réponse à votre question, il conviendrait de rappeler que les décisions relevant de la politique du taux de change du Maroc demeurent du ressort du gouvernement.
En effet, le statut de Bank Al Maghrib, notamment son article 11 dispose que les orientations générales en matière de politique du taux de change sont fixées par le gouvernement après avis de cette banque.
Pour ce qui est de la décision envisagée d’abandon du système de détermination du cours central du marché des changes selon la méthode du panier, il s’agit d’un choix qui s’inscrit dans le cadre de la vision du Maroc en matière stratégie de flexibilisation progressive de la valeur externe du Dirham.
Cette vision a été annoncée officiellement en avril 2015 dans un communiqué conjoint du Ministère de l’Economie et des Finances et de Bank Al Maghrib dans lequel il est annoncé que le Maroc adoptera une politique du taux de change plus flexible dans le futur qui sera mise en œuvre selon un processus graduel.

Ce processus a été marqué par l’adoption de trois décisions essentielles en matière de politique du taux de change.

La première a porté sur le réaménagement des pondérations du panier opéré en avril 2015, et ce, à travers la réduction du poids de l’euro dans le panier de 80% à 60% et l’augmentation du poids du dollar dans le panier de 20% à 40%.

S’agissant de la seconde étape, elle a été franchie le 15 janvier 2018 à travers la mise en place d’un régime dans lequel le taux de change du dirham par rapport aux devises étrangères pourrait fluctuer dans la limite de 2,5% autour d’un taux de change central fixé selon la méthode du panier précité (c’est-à-dire une différence entre la valeur maximale et minimale du taux de change pouvant atteindre 5%).
Quant à la troisième étape, elle a été franchie en mars 2020, à travers l’augmentation de la limite de 2,5% précitée à 5% (c’est-à-dire une différence entre la valeur maximale et minimale du taux de change pouvant atteindre 10%).

Aujourd’hui après presque neuf ans du lancement de ce processus, il semblerait que les autorités envisagent de franchir un nouveau palier en matière de politique du taux de change.
Cette nouvelle étape serait marquée par l’abandon du système hybride actuel dans lequel la détermination de la valeur externe du dirham s’opère de manière conjointe entre l’Etat (le système de panier) et le marché (les marges de fluctuation) en faveur d’un système dans lequel la détermination de la valeur externe du dirham sera confiée aux forces du marché.

Cette décision de flexibilisation du taux de change du dirham à travers le régime de flottement, au lieu de l’élargissement des bandes de fluctuation, pourrait en principe avoir deux explications économiques logiques :

-La première, serait liée à la constitution d’une conviction auprès du gouvernement et de Bank Al Maghrib selon laquelle la période d’apprentissage du flottement est terminée et que le marché est aujourd’hui assez mûr pour s’occuper de la valeur externe du dirham sans risque de dérapage.

-La seconde, serait liée au constat de l’existence d’une certaine incompatibilité entre le maintien du système d’ancrage et la finalité du projet de flexibilisation du dirham, dans la mesure où ce système continue d’influencer les cours de change bilatéraux dans un sens qui ne reflète pas les réalités du marché des changes.

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Challenge : En quoi cette nouvelle politique de flexibilité du régime des changes va-t-elle impacter les entreprises marocaines, en particulier en termes de compétitivité sur le marché international ?

O.B. : En principe, un taux de change flexible devrait refléter les réalités du marché des changes dans le sens de la dépréciation de ce taux en période déficitaire et de son appréciation en période excédentaire.
Cette interactivité entre le marché des changes et le taux de change serait de nature, dans le cas d’un marché structurellement déficitaire, de faire baisser le taux de change, et partant, d’agir positivement sur la compétitivité-prix des entreprises qui opèrent dans le secteur des biens échangeables (celles qui exportent et celles qui produisent des biens substituables à travers les importations).

Cette configuration du marché des changes ne correspond pas parfaitement à celle de l’économie marocaine, dans la mesure où le marché des changes connaît durant plusieurs périodes des excédents liés aux recettes des voyages, aux transferts des MRE, aux flux d’investissement directs étrangers, à l’endettement public extérieur, et ce, en dépit du déficit structurel de la balance commerciale.
Ces excédents se sont en effet traduits par des appréciations des taux effectifs du dirham constatées à plusieurs reprises depuis le lancement du processus de flexibilisation du dirham en 2018.

Ces éléments montrent que le lien entre la flexibilisation du dirham et la compétitivité des entreprises n’est pas automatique, mais qu’il dépend plutôt de l’évolution de la situation de la balance des paiements du Maroc.

Challenge : Comment cette évolution du régime de change va-t-elle influencer les flux d’investissement étranger au Maroc ?

O.B. : En principe, les investisseurs étrangers sont plus à l’aise avec un régime de fixité plutôt qu’avec un régime de flottement, et ce, du fait que ce dernier régime risque de générer une instabilité excessive du taux de change, laquelle instabilité peut agir négativement sur la visibilité à moyen et long terme du rendement de ces investissements.

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Challenge : Comment les particuliers peuvent-ils bénéficier de cette nouvelle flexibilité du Dirham en termes de pouvoir d’achat ?

O.B. : Au-delà des éléments cités ci-dessus relatifs à l’absence d’un lien automatique entre la mise en place d’un régime flottant et la dépréciation du taux de change du dirham, il convient de préciser que ce régime sera accompagné par l’adoption d’un système de ciblage d’inflation.
Ce système se traduira de facto par le ciblage d’un niveau limite de dépréciation de taux de change du dirham, au-dessous duquel Bank Al Maghrib sera appelée à intervenir sur le marché des changes.
Ce mécanisme de ciblage constitue en principe un bouclier contre les augmentations de prix liées aux dépréciations des taux de change inhérentes éventuellement à la mise en place d’un régime de flottement.

Son parcours
Omar Bakkou est Docteur en Sciences Economiques, chercheur spécialiste dans le domaine de la politique de change. Il est aussi auteur de plusieurs ouvrages sur les questions monétaires et de change.
Il est diplômé de l’Université Hassan II de Casablanca en Sciences Economiques (DES) et a obtenu son Doctorat en Sciences Economiques de l’Université Mohamed V de Rabat.

Son Actu
L’annonce de l’abandon par Bank Al-Maghrib du système d’ancrage du Dirham au panier de devises, en vigueur depuis les années 70, marque une transition cruciale pour la monnaie nationale du Maroc. Cette décision ouvre la voie à une période de flexibilité et de réactivité accrues pour le Dirham, offrant ainsi aux autorités monétaires une plus grande souplesse pour ajuster sa valeur en fonction des conditions du marché.

 
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