Qui écrira l’Histoire ? Le monde vu par la CIA [Par Eric Besson]
Les bases géopolitiques du monde qui vient, celui de l’horizon 2040 ou 2050, sont désormais bien établies. Ce monde sera multipolaire du fait de l’émergence de puissances mondiales (Chine, Inde) et de puissances régionales. Il sera marqué par le retour brutal et assumé des appétits de puissance, la multiplication de guerres que la « communauté des nations » avait cru pouvoir éradiquer en créant en 1945 l’Organisation des Nations-unies (ONU) et son Conseil de sécurité, supposé être en mesure de prévenir ou mettre fin à tout conflit.
Le monde de 2040 ou de 2050 ne sera plus placé sous la domination exclusive ou prépondérante des Etats-Unis d’Amérique dont la puissance politique, économique, militaire et l’attractivité (le fameux « rêve américain ») avaient marqué le XXème siècle. Les Etats-Unis, malgré leurs divisions internes et leur démocratie ébranlée, restent en 2023 la première puissance économique et militaire mondiale, et leur attractivité, même ébréchée, continue d’attirer dans ses universités comme dans ses entreprises de haute technologie, en Californie ou à New-York, mais désormais aussi à Houston ou à Miami, certains des meilleurs talents de l’Univers. Mais les Américains savent que désormais un géant se dresse sur leur route, la Chine, et que ce géant prétend leur disputer tous les attributs de leur puissance, diplomatique, économique, militaire , proposer à tous les pays émergents un autre « modèle » que le « modèle démocratique occidental », instaurer un nouvel ordre mondial et même donner naissance à un « rêve chinois » susceptible d’attirer la jeunesse mondiale dont l’imaginaire fut naguère totalement happé par la musique, les films et le mode de vie américains.
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Comment les Etats-Unis voient-ils la montée de ce rival qu’ils qualifient désormais de « rival systémique » ou de « rival global », manifestant ainsi leur claire conscience de l’ampleur du défi auquel ils sont confrontés ? Comment la Chine, et singulièrement son numéro 1, le Président Xi Jinping, envisagent-ils cette compétition que l’on espère ne pas voir déboucher sur une confrontation directe, à Taïwan par exemple. Quelles conclusions tirer du rapprochement en cours entre la Chine et la Russie, à la faveur de la guerre déclenchée par les Russes en Ukraine ? C’est ce que je propose aux lecteurs de Challenge d’explorer en trois chroniques successives. Celle-ci traitera de la façon dont les Américains, ou plus exactement, sa « communauté du renseignement » voit le monde en 2023. La semaine prochaine, nous nous placerons « dans la tête de Xi Jinping ». Et la suivante nous analyserons le partenariat stratégique et « l’amitié sans limite » que prétendent établir Chinois et Russes.
Les Américains ont une tradition bien établie dont bénéficient tous ceux que la marche du monde intéresse. Tous les quatre ans, au moment de l’élection ou de la réélection de leur Président, la « communauté du renseignement », autrement dit les agences dont c’est la mission, sous la coordination de la Central Intelligence Agency (CIA), lui remet un rapport sur le monde à venir et le cadre prospectif dans lequel s’inscriront son mandat et son action. Et chaque année, cette « communauté du renseignement », lui fait part des risques et menaces qui pèsent sur la sécurité des Etats-Unis ou ses intérêts (rapport dit Annual Threat Assessment). Ces rapports sont rendus publics, même si l’on devine que la version accessible doit être édulcorée comparée à celle que reçoit l’occupant du Bureau ovale. Les Editions Equateurs ont publié une version française de ces rapports : en 2021, « Le monde en 2040 vu par la CIA », rapport remis à Joe Biden lors de son entrée en fonction et, en 2023, « Les défis cruciaux et les menaces immédiates vus par la CIA ».
En cette année 2023, comme le souligne dans une préface roborative Alain Frachon, éditorialiste au journal Le Monde, « la CIA est inquiète », même si « cela fait partie du métier » puisque « évaluer les dangers pesant sur son gouvernement » est une activité « qui ne porte pas naturellement à la félicité ». Les Américains se sentent sur la défensive et une bonne partie de l’Occident avec eux. La naissance d’un monde multipolaire et l’émergence de nouvelles puissances y contribuent. Mais pas seulement. Ce que ressentent confusément les Occidentaux c’est qu’au-delà même de leur rang ou de leur poids ce sont « l’ordre mondial libéral » et le « modèle démocratique occidental » qui sont désormais contestés et remis en cause. Face au « camp occidental », se construit progressivement un « Sud global », certes hétéroclite, dont les valeurs, les intérêts et les positions ne sont que rarement alignés, mais dont le dénominateur commun est de refuser la prééminence américaine ou occidentale. Comme le souligne le subtil ancien ministre libanais Ghassam Salamé, ce Sud global donne parfois le sentiment de pratiquer une « stratégie de l’opportunisme » ; il n’en demeure pas moins que son dénominateur commun est de prétendre promouvoir un nouvel ordre mondial, à ses yeux plus juste et plus équilibré.
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« Qui écrira l’histoire ? » s’interroge dans une formule choc la CIA : « la concurrence stratégique entre les Etats-Unis et leurs alliés, la Chine et la Russie, dont l’objectif est de définir qui écrira l’histoire, rend les prochaines années déterminantes ». La Russie est citée ici. Mais ce qui transparaît dans ce rapport c’est que la CIA ne lui prédit pas un avenir de très grande puissance, sans doute du fait de son déclin démographique, de ses faiblesses économiques structurelles et de sa très grande dépendance à l’exportation d’hydrocarbures dont la valeur à terme est déclinante. Cependant, la CIA craint toujours que les « actions de la Russie en Ukraine » puissent « dégénérer en un conflit plus large entre la Russie et l’Occident », mesure le poids de sa dissuasion nucléaire : « la Russie conserve le stock d’armes nucléaires le plus important et le plus performant et continue d’augmenter et de moderniser ses capacités ». Ce que paraît surtout redouter le rapport ce sont les « cybermenaces » russes, ses « capacités d’espionnage, d’influence et d’attaque » et son « influence malveillante ».
La Russie y est accusée d’utiliser « ses services de renseignement, ses intermédiaires et ses outils d’influence de grande envergure pour tenter de diviser l’Occident », de vouloir « saper la position mondiale des Etats-Unis ». Elle est aussi accusée d’ingérence, de s’immiscer régulièrement « dans les controverses américaines » et de tenter d’influer sur le résultat de ses élections. La CIA redoute l’impact de la désinformation, du complotisme et des fake news orchestrés par la Russie s’appuyant notamment « sur de vastes réseaux de sites internet présentés comme des sources d’information indépendantes » ou « relayant les discours haineux ou populistes à l’intérieur des démocraties occidentales ». La guerre de l’information et de l’influence a de beaux jours devant elle.
L’Iran, la Corée du Nord et quelques autres pays préoccupent fortement la CIA. Mais le grand rival est nommé : la Chine. La CIA craint qu’un conflit puisse se déclencher sur le dossier taïwanais. Une échéance est même évoquée : 2027, date à laquelle elle pourrait disposer « d’une armée susceptible de dissuader les Etats-Unis d’intervenir lors d’une future crise dans le détroit de Taïwan ». Or, le monde de l’industrie le sait, « le contrôle de la Chine sur Taïwan perturberait notamment les chaînes d’approvisionnement mondiales en puces semi-conductrices, dont Taïwan domine la production ». La Chine veut accroître « la dépendance mondiale » à son égard « par le contrôle des principales chaînes d’approvisionnement ». Ce qui est déjà le cas pour « les semi-conducteurs, les minerais stratégiques, les batteries, les panneaux solaires et les produits pharmaceutiques ». Au bilan, estime le rapport, « la Chine restera la principale menace pour la compétitivité économique américaine, car Pékin s’attaque à des secteurs clés et à des technologies exclusives tant sur le plan commercial que militaire des Etats-Unis et de ses alliés ». Autre exemple : « la Chine poursuit sa conquête de l’espace avec l’intention d’égaler ou de dépasser les Etats-Unis à l’horizon 2045 ». Enfin, « la Chine développe et améliore rapidement ses capacités en matière d’intelligence artificielle (IA) et d’analyse de données massives (big data), qui s’étendraient au-delà de l’usage domestique ».
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Le rapport aborde aussi nombre de « défis mondiaux » parmi lesquels les trafics en tous genres ou « le changement climatique et la dégradation de l’environnement ». Ainsi « le risque de conflit autour des ressources associées à l’eau, aux terres arables et à l’Arctique s’accroît ». Les pays à faible revenu devraient multiplier « les demandes de dédommagements auprès des pays à haut revenu » pour les pertes qu’ils attribuent au changement climatique. Ce qu’a confirmé la COP 28 qui vient de s’achever à Dubaï. Maladies infectieuses et pandémies sont toujours redoutées (et cette chronique est écrite au moment où les médias évoquent une recrudescence inquiétante de maladies respiratoires en Chine…). Comme le dit justement Alain Frachon, la « lecture prend parfois l’allure d’une promenade au musée des horreurs à venir » dans un monde plus que jamais brutal et chaotique. La CIA a beau essayer de tout prévoir, la prospective, même à un an, reste un art difficile. Ainsi, si sont mentionnées les tensions du Proche-Orient, le rapport n’imaginait pas qu’une nouvelle guerre, consécutive aux attaques du Hamas, pourrait se déclencher à Gaza en 2023. Pas plus, au chapitre des conflits potentiels entre Etats, que n’était imaginée l’extrême tension entre le Venezuela et le Brésil dont le monde, médusé, craint en ce début décembre 2023 qu’elle ne débouche sur une guerre.
Dernier point et non des moindres. Le rapport met l’accent sur la difficulté de gouverner en temps de crise, et, au moment présent, en temps de crises. La CIA constate ainsi « l’écart croissant entre la réponse aux besoins de base et la capacité des gouvernements et de la communauté internationale à les assurer ». Les marges de manœuvre des gouvernements, confrontés à « l’alourdissement de la dette », au prix de l’énergie ou des produits alimentaires, à « la hausse globale du sentiment d’insécurité de l’emploi » sont de plus en plus étroites. Le rapport anticipe donc « l’accroissement du mécontentement social et des tensions et divisions », créant de « véritables risques pour la démocratie et la stabilité politique dans plusieurs pays ».
La semaine prochaine nous nous mettrons « dans la tête de Xi Jinping », selon le titre d’un livre récent.