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Reportage. Le béton redessine l’Atlas, un an après le séisme

Un an après le séisme d’Al Haouz, le processus de reconstruction révèle des disparités marquées entre les communes. Si l’arrière-pays de Marrakech voit les travaux progresser bon an mal an, les communes les plus isolées peinent à retrouver un semblant de normalité.

La tournée de Zakaria démarre bien avant l’aube, aux alentours de 4h30. A peine une dizaine de minutes suffisent à faire tourner le moteur de sa fourgonnette, il emprunte alors son itinéraire habituel en direction d’Ouneine. Mais avant de chauffer le bitume de sa Ford Transit sur les sentiers sinueux de l’Atlas, il se livre à une opération ramassage. À 5h30, il nous donne rendez-vous à l’un des repères bien connus des habitants de M’Hamid, l’un des quartiers denses de Marrakech.  À bord de son monospace, six passagers, et des marchandises de toutes sortes, on y distingue des paquets de petits biscuits secs, bidons d’huile, pneus de motos… des produits de première nécessité et d’autres moins indispensables à la vie d’un quidam en montagne. «D’habitude, il faut compter pas plus de 4h pour un trajet direct entre Marrakech et le centre-ville d’Ouneine. Là, avec tout ce qu’on doit livrer comme marchandises, ça nous prend plus de temps», lâche le jeune routier, cigarette au bec, lors d’une pause-café à Ijoukak(1), zone fortement touchée par les secousses du séisme dévastateur qui a frappé la région d’Al Haouz le 8 septembre 2023. Si la catastrophe naturelle a resserré les liens entre Marrakech et son hinterland, notamment avec la province d’Al Haouz qui a hérité du nom du séisme, de nombreuses circonscriptions rurales, relevant notamment de la province de Taroudant (région Souss Massa), restent encore difficilement accessibles. En assurant la relève avec son frère, Zakaria fait partie des rares à maintenir une liaison directe entre son village natal au centre d’Ouneine(2) et les douars avoisinants, au pôle urbain de la ville ocre.

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À l’approche de la commune rurale, la vie reprend avec la desserte: les passagers descendent au compte-gouttes, des médicaments livrés en main propre, des portes et fenêtres en fer forgé discrètement empilées au-dessus du véhicule sont déposées sur le bord de la route. Pour les locaux, chaque arrêt est une pause vitale, une étape non négligeable dans la lente résurrection de leur territoire… 
Après un périple de 8h30, marqué par de fréquents arrêts, Ouneine, petit centre névralgique de la province de Taroudant se dévoile enfin. Située dans la région de Souss-Massa, cette localité montagnarde offre une vue saisissante sur les sommets de l’Atlas. Derrière ce paysage majestueux, la vie est rythmée par des traditions ancestrales. L’élevage et l’agriculture y sont des activités essentielles. Ici, chaque parcelle de terre fertile est exploitée avec soin. Les vergers d’amandiers, d’oliviers et de figues prédominent, irrigués, à l’ancienne, par les sources et ruisseaux des montagnes. «L’eau est divisée avec parcimonie entre chaque exploitant, chacun attend son tour de la journée pour remplir son bassin, irriguer ses plantations», commente Rachid, membre d’une coopérative locale.

Un écosystème rural en suspens 

Cela dit, cet écosystème a été mis à rude épreuve par le séisme survenu il y a un an. Loin des regards, des éleveurs ont dû écouler leur bétail au fil des mois, faute d’espace. «Les 50 mètres carrés où les gens sont censés être relogés ne suffisent même pas à accueillir le bétail», nous explique un exploitant sur place. La petite paysannerie, mise en suspens faute de laboureurs. Des paysans ont dû se tourner vers leurs proches en ville, en attendant d’y voir plus clair, tandis que d’autres ont tenté l’aventure urbaine, un exode rural forcé par les circonstances. La reconstruction, elle, avance à des rythmes différents. Sur place, de nombreuses maisons, gravement endommagées par le tremblement de terre, sont toujours en attente de réhabilitation. Plusieurs habitants témoignent n’avoir perçu aucune indemnité, malgré les promesses faites par les autorités. «Il y a un sentiment d’abandon ici, les gens se sentent livrés à eux-mêmes», confie Omar, en montrant les fissures béantes encore marquées par les séquelles du séisme. 
Mais à mesure qu’on arpente la route menant vers l’épicentre, les signes de transformation deviennent de plus en plus visibles. On y découvre des paysages où l’architecture vernaculaire côtoie désormais des constructions modernes en ciment et en béton. «On est en train de dénaturer le paysage de l’Atlas», s’inquiète Khalil Morad El Ghilali, Architecte et fondateur de l’atelier Be. «Or, le Souverain a insisté dans son discours sur la nécessité de préserver les territoires locaux». Cet architecte, qui supervise deux projets dans les provinces d’Al Houaz (Ouirgane) et Chichaoua, déplore l’introduction massive du béton : «L’introduction d’un matériau comme le béton supprime complètement les cultures locales. La plupart des bâtisseurs en pisé sont d’abord des agriculteurs. Avec la pénurie d’eau, c’est une autre strate qui s’ajoute désormais aux défis auxquels devront faire face les travailleurs du monde agricole. Je m’interroge sur l’avenir de ce patrimoine humain». Pour lui, qu’on l’accepte ou non, il s’agit d’une vision, qui devrait en principe, être imposée par l’État. «Les gens ont honte de construire avec les matériaux qu’ils ont toujours utilisés. En réalité, ils ne savent plus comment construire avec ces matériaux, d’où leur recours au béton», analyse-t-il.

Fortunes diverses

Un an après le séisme d’Al Haouz, la reconstruction avance, mais des défis majeurs persistent. En plus des obstacles techniques et logistiques, l’obtention des autorisations administratives s’est révélée être l’un des plus grands freins. Les chiffres officiels, tirés du dernier bilan d’étape de la commission interministérielle, pointent une progression notable, bien qu’aux yeux de nombreux professionnels elle demeure insuffisante.  Sur les 49 632 logements en chantier, seuls 1 000 familles environ ont achevé les travaux. L’aide mensuelle de 2 500 dirhams a été versée à 63 862 familles durant 11 mois. Une somme qui reste modeste face à l’ampleur des dommages et des pertes. En parallèle, 57 805 familles ont perçu le premier versement de 20 000 dirhams pour la reconstruction ou la réhabilitation de leurs logements. Cela pour un total de 1,2 milliard de dirhams. Parmi elles, 20 763 familles ont bénéficié du second versement, tandis que 8 813 et 939 familles ont reçu respectivement les troisième et quatrième versements. Ces subventions, versées en tranches, ont pour finalité d’aider les locaux à entamer les travaux pour pouvoir, in fine, regagner leurs domiciles. Mais de nombreux bénéficiaires n’ont pas encore reçu les autorisations nécessaires pour commencer les travaux. Cette situation, aggravée par l’approche de l’hiver, plonge les familles dans l’urgence, certaines vivant encore sous des tentes. 

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Actuellement, les efforts se concentrent autour de la reconstruction, mais le processus reste entravé par de nombreux obstacles logistiques. Les associations locales, bien qu’engagées, n’étaient initialement pas autorisées à entreprendre des actions durables, en particulier dans la construction. «Nous avons dû militer pour décrocher une autorisation pour construire un établissement scolaire à Ouirgane», fait savoir Kadiri Nacer, Président d’Interact Club. Après des négociations acharnées, une première autorisation a été obtenue en février 2024 pour la construction de l’école, un véritable exploit à l’époque. L’association a su mobiliser la population locale, souvent exclue des chantiers, afin de permettre aux élèves de rejoindre au plus vite les bancs de l’école. Coût total du projet : 2,4 millions de dirhams, incluant la construction, l’aménagement et l’équipement. «Le séisme d’Al Haouz ne doit pas être perçu comme un événement passé, mais plutôt comme une opportunité de reconstruire en mieux. Raison pour laquelle la mobilisation nationale doit continuer pour soutenir les victimes. », insiste le Président d’Interact Club. Parmi les 550 écoles détruites, certaines ont été réhabilitées de manière superficielle, compromettant la sécurité des élèves. Bien que des solutions modulaires aient été mises en place pour assurer la continuité de l’éducation dans de nombreuses localités, elles demeurent insuffisantes. Ces réparations, souvent de façade, ne s’attaquent pas aux problèmes structurels.

Marrakech n’est pas en reste
Cette réalité est aussi le propre de Marrakech intra-muros, où les opérations de démolition entamées au lendemain du séisme se sont heurtées à des difficultés inhérentes à la réalité socioéconomique de la médina. De l’avis des opérateurs impliqués dans le processus de reconstruction, ce chantier s’est avéré d’une étonnante complexité. «Pourtant, les autorités locales se sont fixé pour objectif d’accomplir les démolitions dans un délai de quelques mois», se rappelle un opérateur impliqué dans le processus de reconstruction. Pour y parvenir, ils multiplient à l’époque les piqûres de rappel. Si, en temps normal, un arrêté de démolition prenait entre six mois et un an, cette intervention, en raison de son caractère urgent, s’est déroulée en un temps record afin de répondre à l’ampleur de la catastrophe.
Mais la mise en œuvre des travaux s’est rapidement confrontée à une série d’obstacles. En premier lieu, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée pour ce type d’opérations spécialisées. Vient ensuite l’accès extrêmement difficile aux zones les plus sinistrées, en grande partie dû à l’étroitesse des ruelles de la médina.  En effet, pour accéder aux immeubles délabrés, il faut souvent arpenter des passages étroits, avec comme seul moyen d’évacuation les brouettes, destinées en temps normal à transporter des petites charges. L’enchevêtrement de ruelles piétonnes complique aussi la donne pour les interventions nécessitant de la machinerie lourde. Le recours à des engins aussi imposants que les camions à benne, les grues mobiles, indispensables à la destruction et évacuation se trouvent paradoxalement entravés par cette urbanité historique. Un casse-tête pour les autorités, qui ont dû conjuguer entre la nécessité d’une intervention rapide et le devoir de préservation d’un patrimoine inestimable. 

Un an après le séisme, les autorités sont toujours mobilisées, allouant une aide nécessaire pour les maisons démolies et pour celles partiellement détruites. Malgré les efforts, les progrès sont lents, rappelant que la reconstruction ne peut se faire au détriment d’un héritage séculaire. Car, dans les ruelles étroites de la médina, chaque pierre déplacée pose un dilemme : comment reconstruire sans effacer l’histoire ? L’urgence de la modernisation se heurte ainsi à la lenteur des pratiques anciennes, où chaque geste de reconstruction devient un acte de mémoire. Et c’est dans cette quête d’équilibre que se joue non seulement la restauration des murs, mais aussi la préservation d’un savoir-faire ancestral.

 
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