Samira Mizbar: «L’avenir de la femme est en entreprise»
Quelle est aujourd’hui la place de la femme dans l’entreprise au Maroc ? Dans cette interview, Samira Mizbar, sociologue, fait le point sur la situation de la représentativité féminine dans le tissu économique, et notamment, aux postes de responsabilité, mais aussi décrypte les freins persistants à l’essor économique des femmes.
Challenge : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la place de la femme marocaine dans l’entreprise ?
Samira Mizbar : Il me semble que la société marocaine est en train de vivre un tournant important pour ce qui concerne son épanouissement, tournant porté à bras le corps par la femme marocaine, notamment dans sa sphère professionnelle vécue ou souhaitée. Les statistiques officielles produites par le HCP en donnent quelques indications. Certaines sont inquiétantes à première vue, comme la baisse du taux d’activité de la femme, mais à y voir de plus près, il est possible qu’une véritable dynamique soit sur le point de s’enclencher, dans la douleur, très loin des lunettes habituelles du conservatisme versus modernité.
Il est vrai que la plupart des indicateurs du marché du travail liés à la femme sont en baisse : le taux d’activité féminin est de 19,8% en 2022 (25,6% en 2010), le taux d’activité des femmes diplômées (25-59 ans) est de 33.2% en 2022 (38.7% en 2010), le taux de féminisation des actives occupées est de 21.3% en 2022 (26,1% en 2012). On pourrait donc penser que ce recul signifie un repli de l’activité de la femme et son retour au foyer pour une raison ou une autre. A ce sujet, certains évoquent les séquelles de la pandémie, d’autres un retour du conservatisme du fait de la crise économique vécue de plein fouet par les ménages.
Mais si d’autres indicateurs sont mobilisés, une lame de fond peut être devinée. Le taux de féminisation du chômage est de 32,9% en 2022 (28,3% en 2010), bien supérieur au taux des hommes se déclarant au chômage, avec une poussée dans l’urbain (35,9% en 2022 contre 31,3% en 2010), supérieure au rural (17,8% en 2022 contre 16,7% en 2010). Si être en situation de chômage est terrible à vivre, le fait de se déclarer être en chômage est avant tout une revendication au droit au travail à l’endroit du monde économique. Cette revendication est actuellement plus portée par les femmes que les hommes.
Encore plus précisément, quand on examine le taux de chômage des diplômés du supérieur, le taux des femmes diplômées chômeuses est de 34.8% en 2022 contre 20.8% de diplômés chômeurs. Il y a certes, un véritable problème d’adéquation formation-emploi, mais ce que je vois ici c’est le refus catégorique des femmes de continuer à travailler à tout prix. Il y a une véritable prise de conscience de la valeur des diplômes et de la valeur du travail. Aussi, lorsque le marché du travail offre des postes dévalorisés, sous-payés ou pénibles, la femme préfère rester chez elle à l’affût d’autres opportunités.
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L’évolution des emplois occupés par les femmes appuie cette idée. Les emplois de l’entreprise ont fortement augmenté: le taux de féminisation de l’emploi selon la profession principale est passé de 31.9% en 2010 à 43.3% en 2022 pour la catégorie des cadres supérieurs et membres des professions libérales, et de 39.7% à 42.6% dans la même période pour les cadres moyens. D’autres catégories ont également augmenté de proportion : les conducteurs d’installation-machines et de l’assemblage et les manœuvres non agricoles (de 3% en 2010 à 6% en 2022) ou encore les manutentionnaires et travailleurs de petits métiers (de 17,9% à 19,5%). Ce dernier point indique le poids grandissant du secteur secondaire.
Les autres catégories de métier, plus traditionnellement associées à la femme active sont en déclin : les employés, commerçants, intermédiaires commerciaux et financiers (de 5.6% en 2010 à 5.2% en 2022), les exploitants agricoles, pêcheurs, forestiers, chasseurs (de 19.7% à 13%), les artisans et ouvriers qualifiés des métiers artisanaux (de 15.8% à 11.5%), les ouvriers et manœuvres agricoles et de la pêche (de 51.5% à 41.2%). L’avenir de la femme est en entreprise, pourvu que les pouvoirs publics saisissent l’ampleur de ce qui est en jeu actuellement. Il est très vital que cette demande ne se transforme pas en rancœur.
Challenge : Depuis le 1er janvier, la disposition relative à la parité hommes-femmes dans les organes de gouvernance des sociétés anonymes, est entrée en vigueur. Qu’en pensez-vous ?
S.M : La loi 19-20, développée par le précédent gouvernement, a été adoptée par le Parlement en juillet 2021. Elle établit un quota de présence féminine dans les conseils d’administration des sociétés cotées en bourse à hauteur de 30% en 2024 et 40% en 2027. Ces objectifs sont tenables tant le Maroc foisonne de talents, pourvu qu’on arrête de les invisibiliser. Les statistiques de l’AMMC montrent qu’en 2023, les femmes représentent 21.4% des administrateurs des entités faisant appel public à l’épargne et que 37% des postes d’administrateur indépendant sont occupés par des femmes.
La loi ne précise pas de sanctions pour les sociétés non cotées, mais il est certain que celles qui l’appliqueront feront la différence sur le marché national et international, et que c’est par l’exemple que les bonnes pratiques se vulgariseront. Comme dans tous les processus de changement, il faut que des mesures d’accompagnement soient mises en place, par la CGEM et la société civile, autour de la sensibilisation des acteurs hommes et femmes, la formation et le mentoring, le lobbying et le réseautage. Côté pouvoirs publics, il est important qu’un mécanisme de suivi soit installé.
Challenge : Peut-on parler aujourd’hui d’inégalité entre les femmes et les hommes dans le monde économique ?
S.M : L’inégalité est bien présente, inutile d’essayer de fermer les yeux sur ce sujet, mais cette inégalité n’est pas le fait de textes réglementaires qui privilégient l’homme au détriment de la femme. Elle n’est même pas le fait de pratiques culturelles avérées : la femme a toujours travaillé et produit de la richesse, au Maroc comme ailleurs. Lorsque vous écoutez les récits des femmes âgées, vous comprenez bien que la femme n’a jamais eu ce rôle fantasmé de femme enfermée au foyer, et qu’au contraire face à un quotidien difficile, l’action complémentaire de l’homme et de la femme était nécessaire pour vivre décemment, voire survivre. De mon point de vue, il faut lire la situation de la femme en gardant en tête le substrat socio-économique dans lequel la société marocaine évolue.
La femme est assignée à résidence du fait de la très lourde charge mise sur ses épaules, plus encore depuis que les familles élargies ont implosé. L’estimation de la valeur du travail domestique, en prenant en compte le périmètre restreint des activités humaines (tout ce qui est délégable, productif et dont le substitut marchand existe), faite par le HCP en 2012, augmenterait de 36% le PIB (avec une valeur SMIG = 12,24 Dh/h). S’occuper des parents âgés et des enfants a un coût très élevé et les salaires pratiqués ne sont pas suffisamment conséquents pour permettre une externalisation des tâches de la vie quotidienne. Aussi, souvent, le choix entre travailler à plein temps et s’occuper de son foyer est vite fait. Professionnaliser et réglementer les services à la personne, développer la prise en charge de l’enfant hors temps scolaire, adapter le temps de travail du couple pour avoir une vie privée plus épanouie, et surtout augmenter les salaires sont des pistes sur lesquelles il est nécessaire de réfléchir.
Il y a également la question du harcèlement et de la violence, notamment en milieu professionnel, qu’il faut souligner encore et encore. Tant que la législation ne sera pas intransigeante à ce sujet, les femmes ne pourront se sentir en sécurité et donner le meilleur d’elles-mêmes.
Challenge : Pensez-vous qu’il existe un plafond de verre au Maroc qui empêche les femmes d’accéder aux hautes fonctions dans les grandes entreprises ?
S.M : Oui. Il y a l’idée répandue que diriger une entreprise est un sacrifice que la femme ne peut faire puisqu’elle est susceptible de se marier, donc de se dévouer à son couple, d’être enceinte, d’avoir des enfants, et des parents âgés. Elle ne peut de ce fait, se consacrer entièrement à l’entreprise. La femme étant caractérisée dans l’imaginaire collectif comme un être sensible plus que de raison, elle ne peut prendre des décisions dures, radicales, et dans tous les cas, elle ne pourrait produire de la croissance pour l’entreprise. Aussi, il y a l’idée que les décisions stratégiques des entreprises se prennent ailleurs que dans l’entreprise, dans des lieux de sociabilité très masculins, et à des moments peu communs (en soirée, en week-end). Ce qui est certain, est que diriger une grande entreprise est posséder un pouvoir, pouvoir que l’homme n’est pas disposé à céder.
Challenge : Quels sont, selon vous, les efforts à faire pour changer la culture des entreprises marocaines et encourager les femmes à accéder aux responsabilités ?
S.M : Déjà, il est nécessaire de changer de perspective pour sortir de la dichotomie tradition/modernité qu’on nous sert à chaque fois. Vivre mieux est le souhait de tous et toutes. Je ne pense pas que les femmes ne veulent pas travailler, elles ne veulent pas être exploitées. Revoir le code du travail et travailler sur les textes d’application de la Constitution, à la suite de la révision du code de la famille, s’avère nécessaire pour fixer les zones d’ombres et rassurer hommes et femmes. Aussi, le pays continue de se priver d’une manne de ressources exceptionnelles au moment où il faudrait une véritable politique publique de redressement de l’économie pour être aux différents rendez-vous à venir. La politique par exemple, est encore le meilleur moyen d’atteindre les acteurs et la CGEM doit jouer son rôle à ce niveau. De ce que je sais, les changements les plus radicaux se font à des moments exceptionnels de l’histoire. La Coupe du monde 2030 sera un de ces moments. Pourquoi ne pas l’utiliser pour montrer un nouveau visage du Maroc, celui de l’inclusion, de l’égalité et de l’équité, avec ses femmes et ses hommes aux avant- postes ?
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Challenge : Au Maroc, les femmes font-elles du business différemment que les hommes ?
S.M : Ma grand-mère maternelle était commerçante dans le désert. A son décès, nous avons été submergés de centaines de personnes reconnaissantes à son égard pour le rôle qu’elle a pu jouer à des moments de difficultés de leur vie. Alors oui, les femmes font du business autrement, en gardant des objectifs clairs et en humanisant leurs approches. Elles introduisent du lien là où il est difficile d’en avoir, elles savent s’entourer de compétences, et surtout elles ont une confiance indéfectible dans le futur. Faire des paris sur l’avenir, c’est faire des affaires, non ?