Taïwan, Ormuz, Bosphore: Trois «volcans» sous haute surveillance [Par Eric Besson]
Et si le sort du monde se jouait à trois endroits, ceux de Taïwan, d’Ormuz et du Bosphore, trois «zones pivots, essentielles à la stabilité internationale», selon les termes de Thomas Gomart, Historien et Directeur de l’IFRI dans son dernier livre, «L’accélération de l’histoire», éditions Tallandier, 2024.
Dans un «monde hors de contrôle», ces trois principaux «nœuds stratégiques» sont surveillés en permanence par les grandes puissances. Elles savent le caractère vital pour le commerce international de la libre-circulation dans ces détroits, le risque qu’engendrerait toute atteinte à ces trois flux principaux, «les puces électroniques avec Taïwan, le pétrole à travers Ormuz et le blé via le Bosphore». Ce sont donc trois volcans endormis, dont le réveil pourrait embraser la planète.
Comme la plupart des experts en géopolitique, Thomas Gomart dresse un contrat simple. Nous vivons une «accélération de l’histoire» provoquée par la multiplication des conflits ou des risques de conflits, par l’affirmation de «l’ambition géostratégique de la Chine, qui est désormais la seule puissance avec les Etats-Unis capable de proposer une approche globale», l’émergence ou le renforcement de puissances régionales.
Ces puissances régionales et leurs organisations représentatives ( par exemple, celle dite des BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine auxquels se sont joints l’Afrique du Sud en 2011 et l’Argentine, l’Arabie Saoudite, les Emirats-Arabes-Unis, l’Egypte, l’Ethiopie, et l’Iran en 2024 ) et ce «Sud global» comme on les nomme parfois, sont à l’origine de «la transformation de l’émergence économique en revendication politique avec pour enjeu un nouveau partage du pouvoir». Autrement dit, le «Sud global» cherche à remettre en cause un ordre mondial occidental tel qu’issu de la seconde guerre mondiale et dominé par les Etats-Unis, singulièrement dans les années qui ont suivi la dislocation de l’URSS en 1991.
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En 2024, le monde n’est plus dominé par une seule puissance, il est devenu «multipolaire» ; il n’y a plus de «gendarme mondial», d’où le sentiment d’un monde «hors de contrôle» où le Conseil de sécurité de l’ONU se révèle incapable d’assurer sa mission première, celle de prévenir les conflits et de contribuer à leur résolution. Les alliances ou les «blocs» n’interdisent plus aux puissances émergentes de veiller à l’autonomie de leurs politiques étrangères et la défense pragmatique de leurs intérêts comme le montrent, par exemple, l’Inde, la Turquie ou l’Arabie Saoudite. Tout suggère que la rivalité USA-Chine va dominer les relations internationales du siècle en cours.
Le déclin occidental est-il pour autant inéluctable ? Les signes sont parfois contradictoires. Le déclin relatif de l’Union Européenne paraît acté par l’auteur du fait de «la diminution» de son «poids économique ( 16% du PIB mondial en 2022)» et de son «influence politique». Mais Thomas Gomart souligne, a contrario, «la capacité des Etats-Unis à conserver leur place unique sur la scène internationale», grâce à leur puissance économique : « en 1980, ils représentaient 25% du PIB mondial ; encore 25% quinze ans plus tard au pic de leur moment unipolaire ; toujours 25% en 2023» et à «leur maîtrise technologique et globale des nœuds par lesquels transitent les principaux flux financiers et d’information».
La fin de ce premier quart de siècle est marquée par le réarmement général, la part croissante des budgets consacrés aux équipements militaires dits «conventionnels» et à un «nouvel âge nucléaire». Les guerres en Ukraine ou entre Israël et le Hamas font craindre une extension de ces conflits, voire un embrasement général.
Mais selon beaucoup d’experts, c’est de Taïwan que pourrait surgir un conflit majeur impliquant les deux plus grandes puissances, les Etats-Unis et la Chine. Car le détroit dit de Taïwan est doublement stratégique ; sur le plan militaire comme pour le commerce mondial. Aussi, «toute dégradation de la situation dans le détroit, qu’elle qu’en soit l’origine, aura des conséquences directes sur le fonctionnement du système international». Le Président chinois, Xi Jinping, a fait de la «réunification» avec Taïwan, par adhésion, ou s’il le faut, par la force, un objectif majeur de politique intérieure. Une date butoir est publiquement fixée : 2049, pour les 100 ans de la création de la République Populaire de Chine. Mais les connaisseurs du régime chinois, qui constatent la multiplication des exercices militaires à proximité de l’île et notent la détermination des discours officiels sur ce sujet, pensent que la Chine pourrait décider de passer à l’offensive avant la fin de la décennie.
L’enjeu est immense : «une prise de Taïwan donnerait un avantage décisif à la Chine en matière navale», permettant notamment à sa très puissante armada et à ses sous-marins nucléaires de se mouvoir beaucoup plus aisément tout en interdisant, à terme, la navigation dans le détroit aux navires étrangers. L’auteur prête ainsi au régime chinois la volonté de «transformer la mer de Chine en lac chinois». Autre enjeu majeur : celui des semi-conducteurs. De ce point de vue, « une crise aigüe dans le détroit aurait un effet systémique sur l’économie mondiale». En effet, «l’entreprise taïwanaise TSMC ( Taiwan Semiconductor Manufacturing Company ) représente à elle seule 53% du marché mondial de la fonderie de semi-conducteurs». Et «avec un peu plus de 70% de la production mondiale, Taïwan et la Corée du Sud dominent largement la fabrication de semi-conducteurs dans le monde».
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Tous les grands pays dépendant des puces de Taïwan, au premier rang desquels la Chine, les Etats-Unis et l’Union Européenne. Tous s’efforcent de réduire cette dépendance et d’investir dans les semi-conducteurs. Mais cela prendra du temps. Et pourrait, selon certains, inciter la Chine à reporter toute action belliqueuse, Taïwan étant pour l’heure protégée par une sorte de «bouclier de silicon». Quant aux Etats-Unis, comme l’écrit l’auteur, impossible de dire ce qu’ils feraient ou ne feraient pas en cas d’attaque chinoise. Pour l’heure, ils maintiennent, sur cette question, une forme «d’ambiguïté stratégique», aident Taïwan à s’équiper militairement, renforcent leurs alliances avec le Japon et la Corée du Sud, tissent leur toile dans l’Indo-Pacifique. Le volcan taïwanais entrera-t-il en éruption ? Dans son dernier livre avant sa mort, «Leadership», l’ancien Secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger considérait «inévitable» la rivalité stratégique entre les USA et la Chine,
mais espérait que les deux plus grandes puissances du siècle sauraient apprendre à y associer une «pratique de la coexistence»…
Après les puces, le pétrole. «Plus de 2.500 pétroliers transitent chaque année par le détroit d’Ormuz, long de 185 kilomètres». Un détroit que bordent l’Iran au nord, les Emirats-Arabes-Unis et Oman au sud. Comme le note Thierry Gomart, « cette route du pétrole demeure essentielle au fonctionnement normal des économies européennes, mais aussi indienne, chinoise ou japonaise». Et, évidemment, «elle conditionne le développement des pays du Moyen-Orient», et notamment des deux puissances régionales à l’affirmation croissante que sont l’Arabie Saoudite et les Emirats. Ainsi, «le détroit d’Ormuz concentre les intérêts énergétiques des pays producteurs et des pays importateurs» et «tout incident dans cette zone, toujours sous haute surveillance, a des répercussions sur l’économie mondiale». La rivalité entre les Etats-Unis (obligés de se réengager au Moyen-Orient du fait de la guerre en cours à Gaza) et la Chine (qui a notamment contribué à la normalisation des relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran) n’est pas absente dans le secteur. Mais, touche d’optimisme, l’auteur rappelle que «la Chine et les Etats-Unis ont un intérêt partagé à trouver un équilibre dans le Golfe Arabo-Persique dont la stabilité conditionne la fluidité du commerce international». Ainsi, sur le plan naval, la Ve flotte américaine, omniprésente, contribue de fait à la sécurité d’approvisionnement énergétique de la Chine, de l’Inde ou de l’Union Européenne.
Le blé, enfin. Qui transite essentiellement par le détroit du Bosphore, que l’auteur qualifie de «détroit nourricier». Son caractère stratégique et son impact pour l’alimentation mondiale ont été abondamment soulignés dans les mois qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Parce que, rappelle l’auteur, « la Mer Noire est devenue la plaque tournante des marchés céréaliers» dans la mesure où la Russie et l’Ukraine représentaient 30% des exportations mondiales de blé. Le blocus naval imposé par la Russie pour empêcher les exportations de céréales de l’Ukraine et, ainsi, l’affaiblir, a provoqué pénuries alimentaires et flambée des prix. Et a permis à la Turquie et son Président Erdogan de jouer un rôle diplomatique majeur en négociant à plusieurs reprises avec les Russes la reprise d’exportations ukrainiennes via des corridors sécurisés en Mer Noire. Sur le Bosphore, la géographie dit tout. «Long de 30 km, le détroit du Bosphore relie la Mer Noire à la Mer de Marmara, qui rejoint la mer Egée par le détroit des Dardanelles sur une longueur de 78 km. C’est la seule voie d’accès à la Méditerranée, et donc aux autres mers, pour la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine, la Géorgie et le sud-ouest de la Russie. Plus de 35.000 navires civils y transitent chaque année». La convention de Montreux, qui date de 1936, attribue à la Turquie le contrôle du détroit et la charge de veiller à sa libre circulation. En temps de guerre, elle peut interdire le détroit aux navires militaires, prérogative dont elle a usé dès le déclenchement de la guerre d’Ukraine.
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L’auteur a choisi de se focaliser sur ces trois détroits. Il aurait pu, sans doute, en ajouter quelques-uns, eux aussi «névralgiques». Mais il a doublement raison lorsqu’il affirme que ces trois «zones pivots» sont essentielles à la stabilité du monde. Et lorsqu’il s’inquiète des conséquences dramatiques d’une potentielle perte de contrôle collective de ces artères vitales.
(*) Né au Maroc, Eric Besson est un ancien Ministre français. Il fut notamment ministre de l’Industrie, de l’Energie et de l’Economie numérique sous la Présidence de Sarkozy. Coordonnateur d’un rapport «France 2025» paru en 2009, il se passionne pour la prospective et les grands enjeux de l’avenir. Eric Besson a aussi exercé de nombreuses responsabilités dans le secteur privé. Il préside aujourd’hui la filiale marocaine d’un groupe de services suisse. Il écrit cette chronique dans Challenge à titre personnel.