Entre la Chine et la Russie, une «amitié sans limite» [Par Eric Besson]
La séquence était voulue et conçue par le Président chinois Xi Jinping. Elle se déroule à Moscou, le 21 mars 2023, soit un peu plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine. Le numéro un chinois vient de dîner au Kremlin avec son homologue et « ami » Vladimir Poutine qui le raccompagne à sa voiture. S’assurant préalablement que ce qu’il va dire sera bien capté par les télévisions et radios, il prononce une phrase bien préparée, destinée à marquer les esprits et peut-être à entrer dans l’Histoire : « en ce moment même, il y a des changements comme nul n’en a vu depuis cent ans, et c’est nous qui les pilotons ensemble ». Ravi, Poutine se contentera d’un : « tout à fait d’accord ». Xi Jinping avait bien anticipé ; la séquence aura été remarquée et abondamment commentée. Elle scelle une nouvelle fois publiquement le lien que ces deux grandes puissances, naguère rivales, ont décidé de nouer depuis plus de dix ans. Rapportée par le magazine « Le Point » dans un numéro hors-série de novembre 2023 intitulé « Chine, le temps de l’affrontement », l’anecdote résume bien l’état d’esprit des deux dirigeants : ensemble, et pour les décennies à venir, ils veulent bousculer l’ordre mondial actuel, établir un nouvel ordre « post-occidental » dit « multipolaire », mais dont la Chine et la Russie, appuyés par des pays émergents du « Sud global », seraient au centre de gravité et puissances dominantes.
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Les Etats-Unis ont bien pris conscience du danger et leurs Présidents successifs ont fait preuve, exceptionnellement, en la matière, d’une réelle continuité. Barack Obama et sa Secrétaire d’Etat Hillary Clinton ont théorisé un « pivot » vers l’Asie de leur diplomatie qui traduisait leur prise de conscience de l’influence croissante chinoise ; Donald Trump a déclaré une forme de « guerre commerciale » à la Chine et Joe Biden l’a relayée. Mais cela n’a pas empêché les Américains, et les Occidentaux, de tenter de se rassurer. L’alliance entre la Chine et la Russie, pensaient-ils, trop inégale, trop conjoncturelle, ne saurait être durable.
C’est cette « illusion » que veut dissiper, dans un ouvrage court mais percutant et convaincant, une spécialiste reconnue de la Chine, Alice Ekman, responsable de l’Asie à l’Institut des Etudes de Sécurité de l’Union Européenne (« Chine-Russie, le grand rapprochement ». Editions Gallimard, 2023). Sa thèse est simple, ainsi résumée en conclusion : « A long terme, quelle que soit l’évolution de la guerre en Ukraine, il ne faut pas attendre de distanciation significative de la Chine vis-à-vis de la Russie. Aux yeux de Vladimir Poutine et Xi Jinping, c’est l’avènement d’un monde post-occidental qui se joue en ce moment, et ils espèrent y parvenir ensemble ». De fait, on ne notera aucune prise de distance de la Chine après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 : c’est au cours de cette même année que les deux pays signeront des accords énergétiques majeurs. Aucune prise de distance non plus après l’invasion, que la Chine ne condamnera pas, de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Quelques jours auparavant, le 4 février, en marge des Jeux Olympiques de Pékin, la visite de Poutine avait donné lieu à la signature d’un texte consacrant « l’amitié sans limite » entre les deux puissances. « Amitié » confirmée depuis, à plusieurs reprises par les dirigeants chinois dans le style qu’ils affectionnent : la Russie est alternativement qualifiée de « partenaire stratégique le plus important » ou de « partenaire de coordination stratégique mondial ».
Comme Alice Ekman le souligne, la Chine et la Russie « n’ont plus de différend frontalier, contrairement à la Chine et l’Inde ». Les deux pays ont réglé depuis 2008 leur dernier litige lié au tracé exact de la frontière autour du fleuve Amour, ce qui leur permet de n’avoir à gérer aucune tension le long de leurs frontières communes de plus de 4.000 kilomètres. L’auteure ne croit absolument pas à la thèse selon laquelle la Chine très peuplée pourrait chercher à s’accaparer de terres en Sibérie. Elle en veut pour preuve que la Russie autorise son voisin à utiliser pour son commerce interne le port de Vladivostok. Par ailleurs, « la Chine et la Russie ne s’opposent sur aucune grande crise internationale, directement ou indirectement ». La Russie soutient la Chine dans sa volonté de réunification, par tous moyens, avec Taïwan. La Chine, elle, depuis la guerre en Ukraine, « a tout fait pour éviter que la Russie devienne un Etat paria », s’est opposée aux sanctions occidentales et elle-même ne les a pas appliquées, lui vendant, notamment, d’indispensables micro-processeurs. Et les deux puissances se coordonnent sur tous les sujets internationaux sensibles, Corée du Nord et Iran par exemple.
Leurs relations, ainsi apaisées, permettent aux deux grands voisins de se consacrer à leur objectif principal : affaiblir l’Occident. Leur « détestation commune des Etats-Unis et de l’Occident au sens large, leur volonté de les voir couler, de les déstabiliser- seule façon, estiment-elles, de pouvoir garantir leur propre stabilité politique – les rapprochent naturellement et les soudent aujourd’hui plus que jamais ». Ainsi, « en Chine, le discours anti-occidental s’expose désormais au grand jour, avec une virulence que l’on n’avait plus connue depuis la Révolution Culturelle, et conclut systématiquement que les crises régionales et internationales ont été causées en premier lieu par les Etats-Unis et leurs alliés, accusés de fomenter en sous-main ces troubles ».
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L’Occident est donc devenu « l’ennemi commun », dont il faut dénigrer les valeurs et la vision de la démocratie par tous les moyens, y compris, désormais, l’utilisation par la Chine des techniques de propagande ou de désinformation russes, notamment via les réseaux sociaux. Car il s’agit aussi pour les deux régimes autoritaires de sauvegarder leur propre pouvoir, en luttant contre l’influence d’idées ou valeurs occidentales. « Le Parti communiste chinois considère que, pour se maintenir au pouvoir, il est nécessaire de lutter contre la pénétration sur le territoire national des idées et critiques considérées comme politiquement hostiles, mais aussi de s’opposer plus systématiquement et avec plus de virulence à l’influence des idéaux démocratiques et libéraux dans le monde. Elle le fait, aux côtés de la Russie, en prônant le relativisme : il n’existerait pas de valeurs universelles, la Chine et la Russie seraient « démocratiques » et les autres formes de démocraties ne seraient pas « supérieures » aux autres ».
Pékin et Moscou « considèrent que la compétition ne se joue pas uniquement dans le domaine économique ou diplomatique, mais aussi dans celui des normes, des valeurs, des systèmes politiques ». Les deux puissances associées s’attellent donc désormais à bâtir un nouvel ordre mondial dit « post-occidental » en cherchant à associer à leur cause des pays du « Sud » (ou du « Sud global »), ce qu’elles appellent des « pays aux vues similaires ». De fait, l’Europe n’intéresse plus guère la Chine, malgré le poids des échanges commerciaux : « l’Europe n’est vue à Pékin ni comme un partenaire prioritaire, ni comme un partenaire de long terme ». Toute l’attention chinoise se porte à présent sur les pays émergents. De ce point de vue, il faut reconnaître que l’élargissement, effectif au 1er janvier 2024, du groupe dit des « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à six nouveaux pays (Argentine, Egypte, Ethiopie, Iran, Arabie Saoudite et Emirats Arabes Unis) peut être considéré comme un succès pour la Chine et son influence, d’autant qu’une vingtaine d’autres pays (dont le Nigéria, l’Indonésie ou l’Algérie) étaient officiellement candidats à rejoindre ces « BRICS+ » en 2023. Un groupe certes hétéroclite, traversé par des rivalités (Chine-Inde, Arabie Saoudite-Iran etc.) mais qui, dans sa volonté d’incarner le « Sud global » pèsera à l’avenir et représente d’ores et déjà 46% de la population mondiale et 36% du PIB mondial.
Soudées dans leur rivalité avec l’Occident, coordonnées dans leur action internationale en vue d’instaurer un nouvel ordre mondial, la Chine et la Russie peuvent s’adonner à une coopération qui, comme leur amitié revendiquée, paraît « sans limite ». Elle touche tous les domaines : l’énergie (y compris le nucléaire civil), l’industrie, l’agriculture, bien sûr. Mais aussi de nombreux secteurs où, malgré le poids bien supérieur de son économie, la Chine peut apprendre de la Russie : le domaine spatial, par exemple, mais aussi la coordination militaire, d’autant plus nécessaire aux Chinois qu’en dépit de sa puissance, l’armée chinoise, qui n’a pas livré de guerre depuis plusieurs décennies, n’a désormais qu’une expérience opérationnelle limitée. Lacune que « l’Armée populaire de libération » chinoise cherche à combler en multipliant les exercices militaires qui sont aussi autant de démonstrations de force.
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D’autres experts, et j’y ai fait allusion dans de précédentes chroniques pour Challenge, considèrent l’attelage Russo-Chinois conjoncturel et non pérenne, trop déséquilibré en faveur de la Chine, soumis aux faiblesses, démographiques, économiques et politiques internes à chacune de ces deux puissances. Alice Ekman considère, elle, que le rapprochement sino-russe est « sous-estimé », que « convergent leurs intérêts politiques et géostratégiques de long terme », et que nous devrions « en prendre pleinement acte ». Ce grand rapprochement et son influence croissante sur la marche du monde, les Chinois estiment eux, que c’est « la tendance de l’Histoire ».